Un homme détestable Notre polar estival

Chapitre 20 : L’étranger

Le corps d’Irène Meursault pendait, lourd, au bout d’une corde de chanvre. Son visage bleui, l’écume aux lèvres. Sa robe dorée, trop ample, laissait entrevoir un sein diaphane, à la manière de la Madeleine repentante de Véronèse.

Antoine avait poussé la porte de sa chambre machinalement, comme il le faisait tous les après-midi au retour de l’école. Il resta figé un instant devant ce tableau incandescent, hors du temps, baignant dans la lumière du jour, qui lui rappela une image pieuse.

Il contourna l’obstacle en traversant la pièce, ouvrit le tiroir droit du bas de sa commode, se saisit de l’enveloppe qui contenait sa réserve de cannabis et quitta la pièce sans refermer la porte derrière lui. Des clients l’attendaient au parc.

Aux funérailles, Antoine ne versa aucune larme. Il demeura stoïque devant le cercueil, pendant l’homélie et la mise en bière. Il ne le fit ni par réserve ni par pudeur. Il ne ressentit aucune tristesse. Un soulagement plutôt. Sa mère était morte. Suspendue au plafond à côté de son lit. Il avait 16 ans. Il considéra la vie, devant lui, comme une occasion à saisir. Sans une pensée pour Camus qui écrivit, dans la préface de L’étranger, que « dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort ».

Albert Meursault ne se remit jamais du suicide de sa femme. Élevé à Alger dans une famille française, il était arrivé à Montréal après la Seconde Guerre mondiale et y avait rencontré Irène dans un bal. Ils s’étaient mariés, s’étaient installés à Rosemont, avaient eu des enfants. Albert travaillait comme manœuvre sur des chantiers, avait investi avec ses beaux-frères dans l’immobilier. Sans grand succès. Lorsqu’il mourut d’une cirrhose hépatique, en 1979, il ne légua que des dettes à sa succession.

Dès son plus jeune âge, Antoine Meursault comprit qu’il lui faudrait se libérer du joug familial s’il aspirait à mieux qu’à l’existence médiocre à laquelle s’étaient résignés ses parents. Après la mort de sa mère, laissé à lui-même, il passa le plus clair de son temps dans la rue Masson, au snack-bar le Céleste, ou dans les parcs de Saint-Léonard, près de sa nouvelle école, le collège Saint-Antoine. À revendre du pot, à commettre de petits délits, à draguer des filles.

Avec Marco Valli, dont le père était propriétaire de chevaux à Blue Bonnets et trempait, selon d’insistantes rumeurs, dans la petite pègre locale, Antoine découvrit au cinéma les deux premiers tomes du Parrain de Francis Coppola, et Mean Streets de Martin Scorsese. Une initiation comme un électrochoc, qui nourrit sur-le-champ sa fascination pour la mafia.

On ne connaissait du reste aucune inclination particulière à Antoine Meursault. Les femmes avaient de tout temps succombé au charme mystérieux de ce séducteur flegmatique. Pour elles comme pour toute chose, il affichait un air distant, impassible, presque déshumanisé. Rien ne le faisait broncher. Cela l’avait rendu redoutable en affaires. Il aurait pu tuer de sang-froid, mais s’était toujours gardé de le faire, préférant laisser à d’autres la gestion des sacs de couchage et des blocs de ciment.

Antoine Meursault, en revanche, aimait être informé de tout. Sans doute trop pour son propre bien.

Demain 

Agnès Gruda : Au revoir, inspecteur

Résumé du chapitre précédent

Le premier ministre William Désormeaux semble avoir un passé trouble. La découverte d’un des avant-bras d’Antoine Meursault, frappé d’un tatouage, crée chez lui une véritable panique.

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