Rupture d’adoption

Incompris par la DPJ

En théorie, Caroline* était une mère parfaite. Mariée, éduquée et, surtout, intervenante auprès d’enfants à besoins particuliers, elle avait toutes les qualités pour accueillir à la maison un petit bonhomme arraché à une vie de violence, d’abus et d’abandons. Mais Lucas* ne voulait pas d’une mère. Et lorsque Caroline a lâché prise, elle a eu le sentiment d’avoir été traitée comme la pire des marâtres par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

« Nous avons reçu le traitement standard, celui des parents négligents, toxicomanes, violeurs d’enfants. On nous a casés dans la seule boîte qui existe à la DPJ, et c’est celle-là. Il n’y a pas de boîte pour parents compétents en détresse qui vivent une situation exceptionnelle », peste Caroline, qui oscille entre l’amertume et le choc, encore vif, de son échec d’adoption.

Selon le rapport rédigé par une spécialiste de son pays, Lucas ne présentait que de légers problèmes affectifs, sans plus. Rien pour effrayer Caroline, qui en avait vu d’autres. En 2011, elle a bouclé sa valise et s’est envolée à la rencontre de son fils adoptif, à l’autre bout du monde.

Dès leur première rencontre, elle a compris qu’elle s’était trompée.

« Il était incontrôlable. Je n’étais pas dépourvue, je travaille avec des enfants autistes ! Mais cet enfant-là avait dans les yeux une telle haine, un tel potentiel de violence… il faisait peur. Et il n’avait que 2 ans et demi. »

Les crises étaient si intenses que Caroline a songé à rentrer au Québec en laissant Lucas derrière. Mais elle avait déjà signé les papiers d’adoption. « J’étais en panique. Je ne connaissais pas le système judiciaire du pays. Si je m’étais engagée et que j’abandonnais l’enfant, est-ce qu’on allait me sacrer en prison pour trois ans ? » Elle se sentait prise au piège.

COMME DE LA VIOLENCE CONJUGALE

Famélique, sévèrement négligé, Lucas était presque mort lorsque les services sociaux de son pays l’avaient retiré à sa famille biologique. À deux reprises, on l’avait placé dans une famille d’accueil. Chaque fois, il avait été rejeté. En désespoir de cause, on lui avait cherché des parents étrangers.

C’est ainsi que Lucas s’est retrouvé au Québec, où un bataillon de spécialistes a diagnostiqué – entre autres – un trouble de l’attachement gravissime. Dès le départ, l’adoption était vouée à l’échec, estime Caroline. « Il ne voulait pas prendre le risque de s’attacher à d’autres adultes, de peur d’être encore rejeté. Il se disait : je vais leur faire vivre l’enfer pour qu’ils me laissent tranquille. »

Et c’est ce qu’il a fait.

« C’était comme subir de la violence conjugale. Tous les jours, il me criait dessus, me harcelait, me tapait. Il fallait que ça cesse. Quand un conjoint est violent, tu peux partir, mais quand c’est un enfant, tu ne peux pas. La seule solution, c’est qu’il parte, lui. »

— Caroline

Caroline et son mari ont demandé un répit. La DPJ a confié Lucas à une famille d’accueil. « Nous avions demandé un hébergement temporaire. Mais on s’est rendu compte que la DPJ avait promis à la famille d’accueil qu’elle pourrait bientôt adopter Lucas, qu’on ne voulait plus rien savoir de lui ! »

Caroline s’est sentie trahie. Elle n’est pas la seule. Tous les jours, au bout de sa ligne d’écoute téléphonique, la directrice de Pétales, Danielle Marchand, tente de répondre aux angoisses et aux frustrations de parents adoptifs québécois aux prises avec des enfants troublés.

Habitués à faire face à des parents négligents ou violents, les intervenants de la DPJ adoptent souvent la même attitude envers les membres de Pétales, explique Mme Marchand. Une attitude autoritaire, teintée de mépris et d’incompréhension.

« UNE QUESTION DE SURVIE »

Caroline admet que la DPJ a eu au moins raison sur une chose : elle ne s’est jamais attachée à Lucas. « C’est une chose qu’il ne faut pas dire dans le monde de l’adoption. Il faut dire qu’on aimait l’enfant et que c’était difficile. Mais moi, je ne me suis jamais attachée à lui. Parce qu’aussitôt qu’un petit quelque chose se créait, il le sabotait. »

En juillet 2013, elle a décidé de couper les ponts. Elle a consenti à ce que Lucas soit adopté par une autre famille. Il avait 4 ans. « On a longtemps hésité. On a opté pour le consentement à l’adoption plutôt que le placement en centre jeunesse à cause du manque de coopération de la DPJ. On ne s’imaginait pas devoir travailler avec eux pendant les 14 prochaines années. »

Caroline voulait aussi protéger son fils biologique de 5 ans. « Sincèrement, je craignais qu’on se lève un matin et que Lucas ait poignardé son frère. Ou nous. S’il était resté chez nous, c’est sûr que cela aurait très mal fini. L’un de nous quatre n’aurait pas survécu. Je ne sais pas lequel, mais il y en a un qui serait mort. »

Il y a maintenant un an que Lucas est parti. Caroline respire mieux. Mais elle ne sort pas indemne de cette histoire. Elle est jugée. Sévèrement. Sa meilleure amie ne lui parle plus. « Mais le pire jugement, c’est celui que je porte sur moi-même. Cela ne se fait pas, aller à l’autre bout du monde pour adopter un enfant, puis l’abandonner. Je vivrai toute ma vie en sachant qu’il existe, qu’on est allés le chercher, qu’on avait un projet de vie pour lui et qu’on l’a interrompu. Mais je demeure persuadée que c’était la seule solution. C’était une question de survie. »

*Les prénoms ont été modifiés

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