Résumé du chapitre précédent

Hanté par les images du cadavre mutilé d’Antoine Meursault, l’inspecteur Roger Panneton a la surprise d’apercevoir à la télé la silhouette d’une ancienne maîtresse du défunt homme d’affaires...

Un homme détestable Notre polar estival

Chapitre 9 : Du sang de cadavre

L’inspecteur-chef Roger Panneton eut les larmes aux yeux quand il vit le cadavre mutilé de la squelettique Tania à la télévision. L’image passa en un éclair, mais il eut le temps de voir que le bas de sa jambe gauche et son avant-bras droit étaient manquants. Comme Antoine Meursault. On n’avait jamais retrouvé les autres morceaux du cadavre de Meursault. La tête, oui, mais la jambe et le bras, non.

Même si Panneton n’avait passé que deux heures avec Tania, il s’était attaché à cette fille trop maigre qui avait eu le courage de l’appeler et de déballer son histoire de cul avec Antoine Meursault. Son humour lucide, son intelligence fine, sa vie désespérée entre deux épisodes de crystal meth l’avaient touché.

Roger Panneton s’effondra. Il se mit à pleurer comme un bébé. Des sanglots douloureux secouaient ses épaules robustes. Il n’avait pas pleuré depuis 40 ans, c’est-à-dire depuis le jour où il avait appris qu’il avait causé la mort d’une vieille sans-abri en mettant accidentellement le feu à une maison abandonnée.

Il n’avait que 14 ans. Son copain d’enfance, Serge Tougas, qu’il avait récemment rencontré dans un restaurant de Rosemont, avait ramené à la surface d’amers souvenirs qu’il croyait enfouis pour toujours dans le fond de sa mémoire. Il se souvenait de tout avec netteté : sa panique quand il avait appris que la vieille était morte à cause de lui, sa terreur à l’idée d’être arrêté et jeté en prison, la culpabilité mortifiante qui avait labouré sa conscience pendant des années.

Et maintenant, cette enquête qui le rendait fou. C’était trop. Des images, toujours les mêmes, le hantaient : la tête martyrisée de Meursault, ses yeux crevés, sa bouche cousue avec des cheveux humains et les bouteilles de vin glissées dans un coffret en forme de cercueil, déposées sur son bureau et devant la porte de sa maison. Des menaces qui lui avaient glacé le sang.

Juste avant de quitter le bureau, il avait appris que le vin n’était pas du vin, mais le sang de Meursault. Il en avait bu une grande gorgée qu’il avait aussitôt crachée dans une corbeille à papier.

En pensant qu’il avait avalé du sang de cadavre, son estomac se retourna. Il eut à peine le temps de se précipiter dans les toilettes et de vomir le poulet rôti et les petits pois que sa femme lui avait tendrement cuisinés. Il s’accrocha avec désespoir à la cuvette de la toilette, son grand corps secoué par des spasmes violents.

Lorsqu’il se releva, ses jambes étaient flageolantes et sa tête tournait. Sa femme le ramena doucement au salon, l’assit près d’elle et lui dit : « Maintenant, tu me racontes tout ».

Roger Panneton déballa son sac. Une enquête trop compliquée, un cadavre trop encombrant, un trop grand nombre de suspects possibles, sans oublier la mafia, les motards, une maison rasée par le feu, des restes humains crucifiés et éparpillés sur un immense terrain et son patron irascible. Trop, trop, trop. Panneton y perdait son latin.

Il pleura longtemps dans les bras de sa femme. Il sanglota non seulement sur la mort de la pauvre Tania, mais aussi sur sa vie trop ordinaire. Il ne se l’était jamais avoué, mais il aurait aimé être un grand détective. Il dévorait les épisodes de la télésérie Columbo. Il trouvait que cet inspecteur ordinaire, maladroit, mal fagoté, mais futé, drôlement futé, lui ressemblait. Il sentait au fond de lui qu’il avait l’étoffe, le flair d’un bon détective, mais il n’avait pas le caractère de chien ni la tête de cochon nécessaires pour se frayer un chemin à travers la hiérarchie sauvage du service de police. Il avait toujours été du genre docile, conciliant. Et il n’aimait pas son chef, Jules Lessard, qui l’intimidait avec ses silences crispés.

Il se secoua. Cette crise de larmes l’avait galvanisé, remis à neuf. Il décida que cette enquête sur le meurtre de Meursault serait l’affaire de sa vie. Il n’est jamais trop tard, se dit-il. Avec une vigueur qui l’étonna, il saisit son cellulaire et composa le numéro du journaliste Vincent de Léon. Il lui avait dit qu’il était prêt à échanger des informations ? Parfait.

Jamais Panneton ne s’était senti aussi bien.

Demain

Marc Cassivi : Les démons du passé

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.