Un homme détestable  Notre polar estival

Chapitre 11 : Un trou de mémoire

Les flammes projetaient des constellations d’étincelles dans le ciel noir. Tétanisé, Roger Panneton voyait l’incendie se propager dans la forêt. Tout grinçait et crissait autour de lui. Même s’il ne portait qu’un slip de coton qui bâillait sur ses cuisses, il transpirait à grosses gouttes.

Soudain, il sentit des ongles s’enfoncer dans son épaule. Il se retourna. Au bout de la main, il y avait une tête : celle d’Antoine Meursault, le visage crispé dans un rictus, son menton juvénile recouvert d’un début de duvet.

-Essaie même pas de fuir, Roger, siffla Meursault, en prononçant son prénom à l’anglaise, ro-dgeur.

-Va-t’en, supplia Roger. Mais Meursault continua :

-Tu fermes ta gueule ou je te découpe en morceaux et je te couds les lèvres avec de la corde.

Roger cria, tandis que le cercle de flammes se refermait sur lui. Mais la voix qui s’échappa de sa gorge était celle d’une femme hurlant de terreur. Il ne fallait pas qu’il la laisse brûler. Il ne fallait pas…

Roger se dressa dans son lit, couvert de sueur. Dehors, un chat poussait des miaulements angoissés. Louise ronflait doucement, son roman posé sur sa poitrine.

Roger referma le livre et retira les lunettes de sa femme, pour les ranger sur la table de chevet. Son cœur battait si fort qu’il eut peur de la réveiller.

Il se leva, se traîna jusqu’à la salle de bains, essuya son corps détrempé, et prit plusieurs respirations profondes, comme il avait appris à le faire la fois où il avait suivi Louise à son cours de yoga.

Il n’y était jamais retourné depuis, et Louise n’avait plus insisté. Elle n’insistait jamais.

Cette enquête doit avancer, pensa Roger en enfilant sa robe de chambre, tellement usée qu’on n’en reconnaissait plus la couleur. Il se dirigea vers la cuisine, se versa un verre de scotch et descendit jusqu’à son bureau, au sous-sol, derrière la salle de lavage.

Il alluma l’ordinateur portable, le repoussa, prit une feuille et un crayon. Tous les indices tournoyaient dans sa tête et il était temps d’y mettre un peu d’ordre.

D’un trait vertical, il divisa la feuille en deux. À gauche, il nota : Enzo Battaglia. À droite, terrain de L’Île-des-Sœurs. Entre les deux, un point d’interrogation.

Enzo Battaglia pouvait-il avoir tué Meursault, pour une histoire de terrain ? Mais pourquoi se serait-il acharné sur lui avec ce sadisme maniaque ?

S’agissait-il d’un meurtre rituel ? Roger avait vaguement participé à une enquête sur une série de meurtres dans une secte, des années plus tôt. Une histoire de mutilations qui étaient autant de messages.

Fallait-il donc retourner vers les Chevaliers de Saint-Antoine ? Était-ce le fil à suivre pour remonter aux origines de cet assassinat sordide ?

Il nota : Chevaliers ?

Puis, il pensa aux trois ex-femmes de Meursault. Il ne fallait négliger aucune piste. L’une d’entre elles, la plus récente sur la liste, était une jeune Russe au nom flamboyant. Genre Natacha. Mais il y avait aussi Lucia Lamaca, l’épouse en titre, une plantureuse Italienne qui lui rappelait vaguement une comédienne, il ne savait pas laquelle. Il avait vu une photo du couple, dans un magazine d’actualités économiques.

Mais les deux autres ? Y avait-il une histoire d’héritage, d’enfant ? Il fallait fouiller les registres de l’État civil, retracer l’histoire familiale de la victime. C’est la règle de l’art. 

Le corps mutilé de Tania lui revint alors en mémoire, avec une précision douloureuse. Que savait-elle au juste ? Pourquoi avait-elle été mutilée, elle aussi ? Il devait demander un mandat de filature pour Battaglia. Et retourner à l’appartement de Tania. Il nota : mandat de filature, Battaglia, Tania.

Une idée s’insinua dans son esprit, puis s’envola. Comme une mouche qui disparaît dès qu’on essaie de l’attraper. Ça avait un lien avec Meursault. Une image, peut-être ? Oui, c’est ça. La photo de Tania, dans sa version plantureuse, sur un transat, aux côtés de son amant. Derrière eux. Qu’y avait-il derrière eux ? Un hôtel ? Un bâtiment ?

Une image était imprimée sur la rétine de Roger Panneton et il n’arrivait pas à la faire émerger. Il prit une gorgée de whisky, ferma les yeux, fit apparaître les deux vacanciers, leurs corps repus et bronzés. Et derrière eux, la coque d’un deux-mâts, portant l’inscription : Le Chevalier, surmontée d’un pictogramme alambiqué.

Roger se leva, son verre était vide. Il fallait qu’il retrouve cette photo. Et ce bateau. Surtout, il fallait qu’il se verse un autre verre de Johnnie Walker, avant qu’une autre question ne remonte du fond de son esprit. Et lui ? Quel rôle jouait-il LUI-MÊME dans cette affaire ? Lui qui ne pouvait être que soulagé de la disparition de Meursault, même s’il n’osait pas se l’avouer ?

Roger Panneton remontait vers la cuisine quand son vieux cellulaire pas intelligent pour un sou vibra, interrompant le cours de ses pensées.

- Urgnt. Ajrd’h. 7 h pile. Prking du 10-30, dvant hotel.

Le policier mit 10 minutes avant de se rappeler comment répondre au message du journaliste Vincent de Léon. Il tapa : OK, et appuya sur : envoyer.

Une odeur de café s’échappait de la cuisine. Louise était déjà levée. Avant de la rejoindre, il se brossa les dents avec énergie, pour chasser l’odeur de l’alcool.

Demain

Yves Boisvert : Les vidanges

Résumé du chapitre précédent

Troublé par la mort de l’ancienne maîtresse d’Antoine Meursault, l’inspecteur Roger Panneton finit par se ressaisir et décide d’échanger des informations avec le journaliste d’enquête Vincent de Léon.

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