Un homme détestable Notre polar estival

Chapitre 17 : Les filles de Lucia

Dans les salons feutrés du quartier général des Chevaliers de Saint-Antoine, Lucia Lamaca ne passait jamais inaperçue avec sa longue chevelure corbeau, ses billes noires à la place des yeux et ses jambes infinies. Ses Louboutin claquaient avec une assurance hors du commun sur les planchers en bois verni de cet établissement somptueux et les effluves enivrants de son parfum à 400 $ l’once éclipsaient temporairement l’odeur désagréable des Cohiba, qui se consumaient lentement dans les cendriers en verre taillé.

Lucia était raffinée, débrouillarde et discrète. Toutes des qualités essentielles à son métier de concierge, qu’elle exerçait exclusivement pour les Chevaliers de Saint-Antoine. Deux billets, première rangée, pour les Rolling Stones ? Aucun problème. Une bouteille de Meursault introuvable au Canada ? Facile. Lucia dénichait tout, en un temps record. Son vaste réseau de contacts tissait une énorme toile au-dessus de l’île de Montréal et ses banlieues.

C’est dans le hall d’entrée de l’édifice des Chevaliers de Saint-Antoine que le regard félin de Lucia avait croisé, pour la première fois, celui d’Antoine Meursault. C’était en 2009. Lucia ne connaissait Antoine Meursault que de nom et de réputation. Physiquement, cet entrepreneur prospère était exactement son type avec ses cheveux blonds parsemés de fils gris, ses épaules carrées et ses yeux verts.

Lucia, très sélective sur les hommes qui se glissaient entre ses draps satinés, ne céda pas tout de suite aux avances de Meursault. Elle savourait les jeux de séduction, la courtisanerie, mais elle dût se l’avouer très rapidement : elle était éperdument amoureuse d’Antoine Meursault. Moins de trois mois après leur premier flirt, Lucia avait déjà déménagé toute sa garde-robe de luxe dans la magnifique maison d’Antoine dans les hauteurs de Westmount. Ils avaient conclu l'affaire à l'église par un mariage somptueux.

En plus d’être capable de réserver trois tables dans le restaurant le plus hip de Montréal, Lucia offrait à ses Chevaliers un autre type de service, plus clandestin, celui-là : des filles. Pas des prostituées bas de gamme, défraîchies ou flétries. Des femmes, de superbes jeunes femmes éduquées dans les grandes écoles et capables de soutenir une discussion autant sur l’avenir politique de Pauline Marois que sur les chances du Canadien de remporter la coupe Stanley.

Au total, une douzaine d’escortes de luxe travaillaient pour Lucia, dont la pulpeuse Tania, une blonde pétillante que tous les clients adoraient. Lucia aimait bien cette Tania et rapidement, elles devinrent très proches, comme deux sœurs.

C’est aussi Lucia qui orchestrait les déplacements du Chevalier, le voilier à deux mâts mis à la disposition des Chevaliers de Saint-Antoine, qui voguait actuellement entre Cuba et les côtes du Mexique.

Lucia savait qu’il se passait des trucs olé olé sur le bateau, mais ne s’en mêlait pas. Elle y envoyait souvent des filles, dont sa grande amie Tania. Antoine était aussi un habitué du Chevalier. Il avait cependant juré à Lucia qu’il ne participait jamais à ces bacchanales, dont les débordements étaient épiques, chuchotait-on. « J’ai mon propre yacht, tu le sais. Quand ça dérape, je me pousse », avait assuré Antoine à Lucia, qui avait gobé ces belles paroles enrobées de miel.

L’an dernier, Lucia fut l’une des dernières à apprendre que son beau Antoine et sa confidente Tania couchaient ensemble depuis au moins six mois. Douloureuse claque à l’ego.

Pas question pour Lucia de laisser une telle déloyauté impunie. En affaires comme en amitié ou en amour, elle était intraitable. Lucia congédia Tania sèchement et, grâce à ses antennes partout en ville, lui ferma les portes de toutes les maisons closes de Montréal. Jetée à la rue, Tania dut se résigner à arpenter les trottoirs du Centre-Sud pour payer son minable studio, coin Frontenac et Ontario.

Le cas d’Antoine prendrait plus de temps à résoudre, estima Lucia. Elle voulait se venger d’Antoine, avec classe, en s’attaquant à ce qu’il chérissait le plus au monde : son argent. Cela prendrait du temps, beaucoup de temps.

Normalement, Lucia aurait plaqué n’importe quel gars, riche ou pauvre, ayant été infidèle. Cette fois-ci, c’était différent pour Lucia. Il lui fallait rester dans l’entourage d’Antoine Meursault pour découvrir la faille qui le forcerait à s’agenouiller devant elle et demander pardon. Après quelques mois à épier l’amoureux qu’elle n’aimait plus, Lucia apprit à propos d’une juteuse transaction qui se tramait autour d’un minuscule terrain, à L’Île-des-Sœurs.

Oui, Antoine Meursault fricotait avec tous les criminels du 514, mais elle aussi naviguait plutôt aisément dans le monde interlope. Et si quelqu’un devait se remplir les poches avec ce terrain, ce serait elle, la Sicilienne, Lucia Lamaca. Pas ce salaud d’Antoine Meursault.

Demain 

Rima Elkouri : La nausée et le nunzio

Résumé du chapitre précédent

Le parrain de la mafia sicilienne, Enzo Battaglia, confie une mission d’importance à Nick Sardano. Mais avant d’aller de l’avant, ils doivent obtenir la bénédiction d’un surprenant personnage.

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