Opinions

L’empire du gène

Que l’arbre soit dans ses feuilles, nul ne peut en douter. Que nos comportements soient dans nos gènes, voilà une affaire bien moins sûre. « Les saines habitudes de vie, c’est dans nos gènes » : tel est le slogan que Génome Québec, le partenaire scientifique du Grand Défi Pierre Lavoie (GDPL), a affiché partout, y compris dans le métro de Montréal. On ne peut que se réjouir du fait que le GDPL vise à encourager la pratique de l’activité physique et la saine alimentation chez les jeunes de 6 à 12 ans. M. Lavoie doit être félicité pour l’effort incessant de conscientisation qu’il mène.

Mais vaut-il vraiment la peine d’éduquer les jeunes à l’activité physique si « les saines habitudes de vie, c’est dans nos gènes » ? Par ce slogan, n’affirme-t-on pas, indirectement, que l’extraordinaire détermination du triathlonien Pierre Lavoie qui l’a conduit à ses victoires de 1996, 2004 et 2005 à l’Ironman d’Hawaï, en un mot que ses comportements ne sont que le produit de ses gènes ? Bien sûr, il faut reconnaître qu’il existe des différences de profils génétiques, de performances physiques et de comportements entre les personnes. Mais il ne faut pas oublier qu’elles vivent dans des environnements variés (milieu familial, relations sociales, alimentation) qui conditionnent largement leur état de santé et leur comportement. Ainsi, un tel constat basé sur des milliers de recherches scientifiques en santé publique ne permet pas de conclure à l’existence d’un déterminisme biologique en matière de comportement. Il interdit surtout d’en faire la base d’un slogan publicitaire, fût-il un appel aux bonnes habitudes de vie.

Contre les affirmations triomphalistes d’une certaine génétique, on peut soutenir l’idée que le déterminisme biologique des comportements humains n’est encore qu’une simple hypothèse, et l’une des moins bien fondées, tant les travaux scientifiques qui tentent de l’établir se contredisent. Les relations existant entre le profil génétique d’une personne, l’environnement dans lequel elle vit et ses comportements quotidiens s’organisent selon une dynamique d’une telle complexité qu’elle échappe encore aux biologistes, psychologues et sociologues. Pour dire vrai, on en sait encore bien peu de choses. À peu près tous les chercheurs s’entendent néanmoins pour soutenir que le lien entre biologie, milieu de vie et comportement n’est certainement pas aussi simple que chez le rat ou la mouche. En effet, chez l’humain, il existe entre le corps biologique et le comportement une double réalité. Il y a d’abord ce quelque chose d’essentiel qui s’appelle le psychisme, lequel constitue un filtre aux propriétés aussi inattendues que variées. Il y a ensuite l’environnement, le monde des valeurs que l’enfant apprend dans sa famille, à l’école et dans son milieu de vie, et la question de l’identité qui se construit dans des réseaux de relations avec les autres. Les enjeux matériels et la question de l’accès aux ressources sont aussi au cœur de l’environnement.

Nous ne croyons pas qu’on puisse jamais démontrer que l’absence d’exercice physique est associée à une « faute » moléculaire, à une séquence anormale de l’ADN de nos gènes, et qu’on puisse réduire la conduite humaine à une affaire génétique. Les promoteurs d’un tel réductionnisme vivent sous l’empire du gène et manifestent un enthousiasme naïf face au paradigme génocentrique qui domine aujourd’hui de larges pans de la recherche biologique, neuropsychologique, médicale et même sociale. Le gène fournirait en quelque sorte l’explication ultime ; il achèverait la quête du pourquoi ; il totaliserait le savoir. Le risque est qu’on finisse par abolir ce qui fait la personne elle-même en prétendant, paradoxalement, débusquer la source la plus profonde de ses comportements.

Par nature, l’incertitude définit l’être humain et la place des gênes dans ses comportements ne devrait pas être convoquée pour favoriser de saines habitudes de vie. C’est un message fallacieux qui est ainsi envoyé à la population québécoise.

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