Mandela (1918-2013)
Le prisonnier
collaboration spéciale
Vingt-sept ans, c’est long. C’est 9855 jours. C’est 236 520 heures.
C’est le temps que Nelson Mandela a passé dans trois prisons. Ses premiers 18 ans sont à sept kilomètres de la côte du Cap, sur une île de cinq kilomètres et demi de long sur un kilomètre et demi de large. Une île redoutée, baignée dans une mer enragée, froide, infestée de requins. Impossible de s’en échapper. Robben Island a hébergé, pendant quatre siècles, ceux et celles que les autorités sud-africaines jugeaient indésirables.
Nelson Mandela arrive en juin 1964 sur Robben Island. Juin, dans l’hémisphère sud, c’est l’hiver. Au Cap, c’est froid. Sur l’île, qui est exposée aux vents terriblement forts, c’est glacial, un froid paralysant. Les Noirs ont plus froid que les autres. Contrairement aux Indiens et aux métis (pas de prisonniers blancs sur Robben Island) qui ont droit à des pantalons longs, bas, souliers, chemises à manches longues, chandail, les Noirs reçoivent des pantalons courts, pas de chaussettes, des sandales, des manches courtes, pas de gilet.
La nourriture aussi goûte l’apartheid. Le gruau des Noirs est plus clair, sans sucre, la soupe moins épaisse, sans ou avec peu de morceaux de viande ou de poisson, pas de pain ni de café le soir, contrairement à leurs camarades « non Noirs », emprisonnés pour les mêmes raisons, coupables des mêmes « crimes ». « C’était une situation inconfortable et d’instinct, nous étions portés à la rejeter », dit Ahmed Kathrada, Sud-Africain d’origine indienne, condamné de Rivonia, en prison pendant 26 ans avec Mandela.
« Mais Nelson Mandela et Walter Sisulu nous ont convaincus que nous aurions tort, qu’il serait inapproprié, politiquement, de rejeter ce que nous avions déjà. Le combat devrait se faire pour atteindre l’égalité à la hausse et non en nivelant par le bas. Mandela et les autres avaient raison de nous convaincre de ne pas rejeter des acquis. Éventuellement, nous avons réussi à atteindre l’égalité. »
Mandela, comme les autres, couche sur un tapis de sisal tressé. Pendant 14 ans, par terre ainsi, et que trois minces couvertures, presque du papier pelure, pour se couvrir. Un seau en métal pour leurs besoins. Il n’y a pas d’eau chaude ; la lumière allumée 24 heures par jour. Pas de journaux, de radio, de livres (sauf ceux qui servaient aux études officielles), ni de cadrans ou de montres. Mandela improvise un calendrier qu’il grave sur le mur de sa cellule pour, au moins, suivre le fil des jours.
Ces atroces conditions de vie, Nelson Mandela entreprend de les changer dès son arrivée sur l’île. Il n’est pas intimidé par l’arrogance et la fatuité des geôliers. Lorsqu’ils disent aux prisonniers de marcher plus vite, Mandela insistait pour marcher moins vite, à un pas normal. Nelson Mandela était un leader, même en prison.
Il est élu le porte-parole des prisonniers et ne rate jamais une occasion pour demander de meilleures conditions aux observateurs étrangers qui venaient, comme ceux de la Croix-Rouge. Parfois, leurs demandes prenaient des années à aboutir, mais à force de grèves de la faim, ils réussissent à obtenir la fin de la discrimination dans la nourriture (1973), de l’eau chaude pour se laver (1978), une radio (1978), certains journaux (1980) et des verres fumés pour protéger leurs yeux du blanc éblouissant de la carrière de chaux où ils faisaient leurs travaux forcés.
Baptisée l’Université politique de Robben Island ou, tout simplement l’Université de Robben Island, cette carrière se transforme en un havre intellectuel. Profitant de leur droit de se parler, Mandela et Sisulu organisent des « cours ». Chacun a la responsabilité d’enseigner aux jeunes nouveaux arrivants l’histoire africaine, celle de l’ANC, de la révolution, de la sociologie, de l’art, de la politique, etc. Ils chantent aussi. « Le chant jouait un rôle capital dans notre vie, m’a déjà dit Nelson Mandela, mais les gardiens se sont aperçus que le chant nous donnait de la force et ils nous ont éventuellement interdit de chanter. »
En mars 1982, un officiel du gouvernement arrive dans la cellule de Mandela et lui ordonne de faire ses boîtes, pivote sur ses talons et repart sans aucune explication. Mandela a eu une heure pour quitter son chez-lui de 18 ans. Un terrible deuil, même si son chez-soi était un minable carré de ciment derrière des barreaux.
Mandela, Sisulu et quelques autres se retrouvent à la prison de Pollsmoor, près de la ville du Cap. La cellule est plus grande – pour accommoder quatre prisonniers –, mais terriblement sale et mal éclairée. Du béton partout, plus de vue sur la mer. Mais c’est la première fois qu’ils couchent dans un vrai lit, première fois qu’ils ont une vraie toilette, adjacente à leur cellule. La nourriture est meilleure, « même mieux que dans un foyer africain normal », avait dit Mandela. Ils avaient une radio, certains magazines et beaucoup plus de respect de la part des gardiens.
En 1985, il doit être hospitalisé pour subir une intervention chirurgicale à la prostate. En sortant, il a la surprise d’avoir été changé de cellule. Elle est plus grande, mieux éclairée, il y a une petite salle d’entraînement, une salle de bain privée. Mais il est seul. Il s’ennuie terriblement du contact avec ses camarades. C’est à ce moment qu’il entreprend secrètement, seul, les négociations avec le gouvernement de P.W. Botha.
Le président Botha lui offrait régulièrement la liberté, toujours sous conditions « inacceptables », comme retourner au Transkei, son bantoustan assigné, ou laisser la politique ou abandonner la lutte armée. Mandela a toujours refusé. En 1985, Botha lui offre encore la liberté, pour la sixième fois, mais cette fois publiquement dans un discours devant le Parlement, et « à condition qu’il rejette inconditionnellement la violence comme arme politique ».
« Seuls les hommes libres peuvent négocier ! » riposte-t-il. Il fait lire sa réponse par sa fille Zinzi devant un immense rassemblement au stade Jabulani à Soweto. « Je chéris ma propre liberté, mais la liberté de mon peuple et la mienne ne peuvent pas être séparées. »
En 1988, Mandela souffre de tuberculose. Il passe six semaines au chic hôpital Constantiaberg. Il est le premier Noir à s’y faire soigner. En revenant à Pollsmoor, il a une autre surprise. On le déménage à nouveau, cette fois-ci à la prison Victor Vorster. Au lieu d’une cellule, il se retrouve dans une maisonnette, trois chambres à coucher et piscine dans la cour. Sa libération approche, il le sait.
Il rencontre les membres du gouvernement et a le droit de recevoir des collègues de l’ANC. Il rencontre finalement le président Botha en 1989 et, quelques mois plus tard, le nouveau président Frederik De Klerk. Une entente est conclue.
En octobre 1989, Mandela obtient ce qu’il voulait : la libération des prisonniers politiques, dont Walter Sisulu, Ahmed Kathrada et tous ses camarades de prison. Le 2 février 1990, le président De Klerk annonce la légalisation de l’ANC et de 33 autres partis et mouvements antiapartheid.
Neuf jours plus tard, le 11 février 1990, à l’âge de 72 ans, Nelson Mandela est libéré, après 27 longues années d’incarcération. Après près de 10 000 jours de prison, pas un soupçon de vengeance. Seulement un grand sourire.