L’« enlisement » russe fait craindre le pire

La Russie pourrait accentuer ses attaques contre des cibles civiles, faute d’avancées significatives sur le front militaire, tandis que l’Ukraine refuse tout ultimatum. De son côté, le Canada est à la recherche d’avions pour acheminer des ressources matérielles.

Impasse sanglante en perspective

Les troupes russes n’ont effectué aucun progrès significatif en Ukraine, lundi, malgré des bombardements importants sur plusieurs grandes villes, suscitant la crainte que l’offensive de Moscou prenne un tournant encore plus sanglant.

« Les forces russes positionnées au nord-ouest et au nord-est de Kyiv continuent de bombarder la ville et de renforcer leurs positions défensives, mais n’ont mené aucune offensive importante », a observé au 26e jour du conflit l’Institut de recherche sur la guerre (Institute for Study of War, ISW), établi à Washington.

Le puissant bombardement dans la nuit de dimanche à lundi d’un centre commercial du nord-ouest de la capitale a fait huit morts, selon les autorités ukrainiennes, et endommagé une dizaine d’immeubles voisins.

L’armée russe affirme que des armes et des munitions étaient entreposées dans le centre commercial.

Un nouveau couvre-feu a été imposé jusqu’à mercredi matin à Kyiv, et le maire Vitali Klitschko a appelé les habitants à porter des masques et à ne pas ouvrir les fenêtres pour se protéger de la fumée des incendies causés par les bombardements.

« Très violente et sanglante »

À l’exception de Marioupol, où les troupes russes ont continué le pilonnage de la ville assiégée, qualifié de « crime de guerre majeur » par l’Union européenne, l’envahisseur n’a pas marqué d’avancées autour des autres grandes villes ukrainiennes, étant notamment aux prises avec des problèmes de logistique.

Cette absence de progrès conduit la Russie dans une « impasse » qui pourrait être « très violente et sanglante », a alerté dimanche l’ISW.

Ni armistice ni cessez-le-feu, l’impasse est une situation dans laquelle chaque partie mène des offensives qui ne changent pas fondamentalement le cours du conflit, mais qui font énormément de victimes, a rappelé l’ISW, citant en exemple les batailles de la Somme et de Verdun, durant la Première Guerre mondiale – lors desquelles des dizaines de milliers de soldats canadiens ont été tués.

Le conflit risque l’« enlisement », estime également Pierre Jolicœur, professeur au Collège militaire royal du Canada, à Kingston, spécialiste de l’ex-URSS, qui observe que les troupes russes semblent depuis quelques jours cibler davantage les villes « pour terroriser la population et faire plier la résistance des Ukrainiens ».

La stratégie donne cependant le résultat inverse, constate-t-il, craignant une spirale sanglante.

« Plus les autorités russes bombardent les cibles civiles, plus on a l’impression que ça raffermit la volonté de résistance [des Ukrainiens]. »

— Pierre Jolicœur, professeur au Collège militaire royal du Canada

L’Ukraine n’acceptera « aucun ultimatum de la Russie », a déclaré lundi le président Volodymyr Zelensky dans un entretien avec un média public régional. Il s’est cependant dit prêt à discuter avec son homologue russe d’un « compromis » sur le Donbass et la Crimée pour « arrêter la guerre ».

Tout « compromis » avec Moscou au sujet de ces territoires ou visant à mettre fin à son offensive militaire devra toutefois être approuvé par le peuple ukrainien par un référendum, a affirmé le président, cité par l’Agence France-Presse (AFP). Il a également prévenu que l’Ukraine sera « détruite » avant de se rendre.

Volodymyr Zelensky veut ainsi « alimenter la perception qu’il s’agit d’un conflit qui oppose la démocratie à un leader russe autoritaire », analyse Pierre Jolicœur. « Ce sont les forces de la démocratie contre l’autoritarisme », ajoute-t-il.

Le président Zelensky a aussi déclaré que des pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) – qu’il n’a pas nommés – souhaitent se porter garants de la sécurité de l’Ukraine, sans qu’elle n’intègre l’organisation.

Il s’agirait là d’un compromis acceptable pour Kyiv, qui a pris acte du fait que l’OTAN ne semble pas disposée à lui ouvrir ses portes, de peur de froisser la Russie.

Champs de mines et incursions aériennes

Les troupes russes ont entrepris l’installation de mines dans des champs autour de Kyiv, a rapporté dimanche l’ISW.

« L’utilisation de mines se fait habituellement lorsqu’on a un conflit qui va perdurer et qu’on veut protéger des acquis territoriaux », explique Pierre Jolicœur, qui y voit un signe que les autorités russes commencent à envisager que le conflit pourrait s’éterniser.

Mais un champ de mines fera perdurer l’insécurité pour les populations bien au-delà du conflit, se désole-t-il.

« Le bilan va continuer de s’alourdir, même après la guerre. »

— Pierre Jolicœur, professeur au Collège militaire royal du Canada

Face à la résistance ukrainienne, la Russie a accentué ses opérations navales et aériennes, effectuant notamment quelque 300 incursions dans l’espace aérien ukrainien en 24 heures, a indiqué le Pentagone, lundi.

Ces sorties sont cependant toujours brèves, a indiqué un haut responsable s’exprimant sous le couvert de l’anonymat, cité par l’AFP, expliquant que les forces ukrainiennes défendaient leur ciel « avec une grande dextérité ».

Le Pentagone s’est aussi dit incapable de confirmer que la Russie a fait usage de missiles hypersoniques, comme elle le prétend, mais a souligné que l’utilisation de telles armes à longue portée sur des cibles si rapprochées pourrait démontrer qu’elle n’a plus beaucoup de missiles de précision.

Morts, défections et conscription

La Russie aurait perdu jusqu’à maintenant 15 000 soldats, selon l’armée ukrainienne, tandis que les services de renseignement américains évoquent le nombre de 7000, des chiffres qui ne peuvent être vérifiés de manière indépendante.

La thèse voulant que la Russie essuie de lourdes pertes est toutefois accréditée par des rapports faisant état de « la conscription croissante de gens âgés de 55 à 65 ans et du recrutement agressif d’étudiants de 18 ans » par Moscou, a rapporté lundi l’ISW.

L’institut indiquait également en fin de semaine que les forces russes font aussi face à une augmentation des désertions et des insubordinations de soldats refusant de combattre.

« Ça n’augure rien de bon pour Vladimir Poutine s’il y a des défections importantes », affirme Pierre Jolicœur, qui croit que cette guerre pourrait finir par se retourner contre le président russe.

« Ça augure très mal pour son maintien au pouvoir à long terme. »

Envoi de ressources matérielles

Ottawa « cherche d’autres avions »

L’aide humanitaire et l’aide militaire du Canada à l’Ukraine se rendent-elles à destination ?

Le gouvernement canadien entend participer plus directement à l’envoi de ressources matérielles sur le terrain en Ukraine et dans les pays limitrophes pour venir en aide aux victimes et réfugiés de l’invasion russe.

C’est ce qu’a indiqué le ministre du Développement international, Harjit J. Sajjan, en entrevue avec La Presse lundi matin.

« Nous cherchons, au sein de mon ministère, des options pour acheminer rapidement les biens qu’amassent des organisations au Canada, a dit le ministre. Les Canadiens sont généreux et nous voulons que les dons puissent arriver à destination. »

À ce jour, le Canada a annoncé une aide humanitaire de 145 millions à l’Ukraine, incluant les 30 millions remis à la Croix-Rouge en contrepartie des dons amassés dans la population. Essentiellement, cette aide se traduit par « un soutien financier aux organisations humanitaires établies qui interviennent dans le cadre d’un système international coordonné », nous avait-on signalé par courriel, le 18 mars.

Si le ministre Sajjan se dit déterminé à envoyer rapidement du matériel en Europe de l’Est, il ne veut rien précipiter.

« Le problème n’est pas tant la livraison que de nous assurer de ne pas embourber la chaîne d’approvisionnement organisée sur le terrain, dit-il. On ne veut pas juste décharger des boîtes sur les tarmacs des aéroports. On veut créer un flux de travail [Pull system] à la demande et selon les besoins. Cela permet de déplacer les biens appropriés aux bons endroits. »

Il cherche aussi à noliser du transport aérien pour de l’aide médicale sans toutefois passer par la flotte des Forces armées canadiennes. « Ils sont assez occupés comme ça ! On cherche d’autres avions, que ce soit au sein du gouvernement ou ailleurs. »

Cette initiative sera sans doute bienvenue quand on sait que les dons amassés tardent à être envoyés. Lundi, La Presse rapportait que quelque 40 tonnes de biens amassés par les églises ukrainiennes de Montréal étaient entassées dans un entrepôt dans l’attente de trouver des fonds – entre 70 000 $ et 100 000 $ – pour les envoyer en Europe.

M. Sajjan s’est rendu en Moldavie, en Roumanie et en Pologne du 7 au 11 mars pour constater ce qui se passe sur le terrain. Des représentants d’Affaires mondiales Canada y sont toujours pour jauger les besoins.

« Il faut faire confiance »

Depuis le début du conflit, le Canada, comme bien d’autres pays, offre une aide humanitaire à l’Ukraine. Le public est aussi invité à contribuer, par l’entremise de la Croix-Rouge canadienne et d’autres organismes comme le Congrès des Ukrainiens canadiens. L’aide financière se rend-elle ?

« Il faut faire confiance aux professionnels », répond François Audet, directeur général de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires, organisme associé à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal.

« L’aide financière du gouvernement canadien, qui provient de nos taxes, passe par différents canaux : les Nations unies, les grandes organisations humanitaires, la Croix-Rouge et des gouvernements partenaires comme la Pologne qui reçoit des réfugiés. »

— François Audet, DG de l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaires

Quant aux dons privés, il faut faire preuve de discernement, ajoute ce dernier. Les organisations qui recueillent des dons sont multiples et les risques d’arnaques sont réels. Les organisations professionnelles sont régies par des règles de transparence et de bonne gouvernance sur l’utilisation des fonds amassés, dit M. Audet. À chacun de voir à qui il donne son argent.

Entrepôts « prépositionnés »

Le ministre Sajjan a indiqué à La Presse qu’une partie des dons matériels « pourrait venir de nos propres entrepôts de matériel humanitaire ». Par là, il parle des entrepôts « prépositionnés », de gigantesques réserves où sont conservés tentes, médicaments, nourriture sèche, couvertures et autres à distribuer en cas de catastrophe.

Cet ensemble d’entrepôts canadiens, soit un dépôt central dans la région d’Ottawa et quelques autres installés à travers le pays, porte le nom de Réserve nationale stratégique d’urgence. Sa création remonte à 1952.

L’ONU, par l’entremise du Programme alimentaire mondial, gère aussi six entrepôts (hubs) installés en Italie, au Ghana, en Malaisie, au Panamá, en Espagne et à Dubaï.

Il y en a plusieurs autres.

Négocier un accès humanitaire

L’aide humanitaire envoyée à l’Ukraine et aux réfugiés se complexifie du fait de la guerre. Pour l’acheminer, il faut négocier un accès humanitaire, dit François Audet. Ces corridors fonctionnent à double sens : des biens de première nécessité entrent dans le pays et des réfugiés en sortent.

Selon M. Audet, ces corridors sont négociés par la Croix-Rouge internationale. « L’organisation représente le Droit international humanitaire, rappelle-t-il. Elle rappelle aux belligérants leurs engagements. C’est elle qui négocie les corridors et qui va informer toute la chaîne de commandement des deux côtés par où va passer la population, où elle se rend, etc. »

Pour plusieurs observateurs sur le terrain, le respect de ces ententes semble très difficile à obtenir, particulièrement de la Russie, qui est pourtant signataire de la Convention de Genève.

82,6 millions

Dans l’actuel conflit, le rôle de la Croix-Rouge canadienne est d’amasser des fonds qui sont dirigés vers le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui les redistribue, selon les besoins, sur le terrain. En date du jeudi 17 mars, la Croix-Rouge canadienne avait amassé 82,6 millions dans l’ensemble du pays. À cela s’ajoutent 30 millions en sommes jumelées par le gouvernement fédéral.

Source : Croix-Rouge canadienne

Réfugiés

Trafic d’êtres humains

« Le nombre de victimes potentielles arrivant d’Ukraine est susceptible d’attirer à la fois les agresseurs individuels et opportunistes se faisant passer pour des bénévoles ainsi que des réseaux criminels spécialisés dans le trafic d’êtres humains.  »

— Extrait d’un communiqué d’Europol, qui a exhorté les pays d’accueil à rester attentifs au risque de trafic d’êtres humains.

Un survivant de l’Holocauste meurt à Kharkiv

Boris Romantschenko, homme de 96 ans ayant survécu aux camps de concentration nazis, est mort vendredi chez lui à la suite d’un bombardement russe survenu à Kharkiv, en Ukraine. C’est ce qu’a rapporté le quotidien britannique The Guardian lundi matin en citant des sources allemandes. M. Romantschenko, qui a milité toute sa vie pour la préservation de la mémoire des victimes du nazisme, est mort après qu’un projectile eut heurté sa maison, a confié sa petite-fille. L’homme aurait survécu à des séjours dans quatre camps de concentration : Buchenwald, Peenemünde, Mittelbau-Dora et Bergen-Belsen. Dans le passé, il avait été vice-président de la Fondation des Mémoriaux de Buchenwald et de Mittelbau-Dora. Sur Twitter, la fondation a exprimé sa « profonde consternation » à la suite de la mort de ce survivant des camps de la mort.

— André Duchesne, La Presse

TikTok, terreau de la désinformation

Les utilisateurs de TikTok sont exposés à de fausses informations sur la guerre en Ukraine en moins de 40 minutes de visionnement, selon une nouvelle enquête de NewsGuard. Même s’ils ne cherchent pas de renseignements précisément sur le conflit, les utilisateurs de TikTok vont se faire suggérer du contenu véridique et de fausses informations, sans distinction entre les deux, sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie, détaille l’enquête effectuée en mars. NewsGuard est un site internet où des journalistes expérimentés analysent des sites d’information pour évaluer leur fiabilité. Dans le cadre de cette recherche, six analystes de différents pays ont désinstallé et réinstallé TikTok, créé de nouveaux comptes et regardé des vidéos sur le conflit en Ukraine en continu pendant 45 minutes. Dans un autre volet de l’enquête, ils ont aussi fait des recherches à partir de mots spécifiques, comme « Ukraine » et « Donbass ». Dans les deux cas, de fausses informations étaient diffusées, sans libellé pour prévenir l’utilisateur. Rappelons qu’une grande part des utilisateurs de TikTok ont moins de 18 ans, prévient NewsGuard.

— Lila Dussault, La Presse

Bientôt de nouvelles sanctions canadiennes contre la Russie

Le Canada compte imposer de nouvelles sanctions économiques « sous peu » à la Russie afin d’accentuer la pression sur le régime de Vladimir Poutine, qui bombarde sans relâche plusieurs villes ukrainiennes. Il en va de l’existence même de l’Occident, selon la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly.

« Il y aura d’autres sanctions économiques contre des individus, contre des entreprises, et certainement qu'on va continuer à isoler économiquement la Russie », a répondu la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, à la question d’un journaliste lors d’une mêlée de presse, lundi.

Le Canada et ses alliés doivent maintenir la pression sur le président russe, qui est « imprévisible », qui fait preuve « d’irrationalité » et qui représente une menace pour la « stabilité mondiale », selon elle.

« On ne peut pas faire en sorte qu’il gagne la guerre, a-t-elle affirmé. Les Ukrainiens doivent absolument gagner, c’est une question existentielle pour le monde occidental. »

Le Canada a imposé des sanctions à plus de 1000 personnes et entités russes et biélorusses, a interdit les importations de pétrole brut en provenance de la Russie, a fermé son espace aérien et ses eaux aux avions et aux bateaux russes. La Russie a également été exclue du système de transactions bancaires internationales SWIFT.

« Le monde a changé »

« Le monde a changé depuis le 24 février, la géopolitique mondiale a changé et on est en train, peu à peu, de prendre conscience des impacts », a-t-elle affirmé lors d’un entretien avec le professeur Stéphane Roussel, de l’École nationale d’administration publique, qui a suivi son allocution devant le Conseil des relations internationales de Montréal.

L’évènement a été brièvement interrompu par un manifestant contre la guerre qui s’est fait sortir de la salle par un agent de sécurité.

Interrogée sur l’effet boomerang des sanctions contre la Russie au Canada, Mme Joly a rappelé qu’elles visaient à « isoler économiquement, politiquement, diplomatiquement, socialement » le régime du président Vladimir Poutine afin « de mettre un maximum de pression ».

— Mylène Crête, La Presse

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