Société

Les captures de jeux vidéo, nouvelle forme d'art ?

Couchers de soleil sur contrées féériques, portraits en noir et blanc, ruée d’un guerrier figée à l’instant fatidique… de plus en plus fines et gracieuses, les images tirées de jeux vidéo par capture d’écran se multiplient et circulent plus que jamais dans les réseaux. Une pratique qui va au-delà de la communauté des joueurs, puisque des artistes professionnels et des stratèges du marketing se la sont appropriée. Si elle en reprend les codes, peut-on pour autant parler de photographie ? D’art ? Dépixelisation du phénomène.

Si l’idée de capter et de brandir, tel un trophée photographique, les scènes d’un Mario Bros. ou d’un Sonic aurait paru farfelue à l’époque des premières consoles de jeux, elle l’est beaucoup moins en 2021. Ces dernières années, une foule de joueurs s’emploient à traquer non seulement des ennemis virtuels, mais aussi les plus belles scènes de leurs périples vidéoludiques pour les immortaliser. Des concours récompensant ces instantanés (aussi baptisés in-game screenshots) sont même orchestrés par les éditeurs et la presse.

Il est vrai que l’évolution de la puissance graphique des consoles et ordinateurs ainsi que les investissements massifs des studios pour obtenir des jeux toujours plus photogéniques ont permis la création de petits bijoux visuels. De surcroît, l’intégration d’outils de saisie d’écran et la facilité de diffusion sur diverses plateformes web ont fait exploser la pratique. Mais à quel dessein ?

« L’idée, c’est de partager, documenter, créer ou exprimer un point de vue, pour le joueur qui s’improvise photographe. On va les garder à titre de commémoration pour se rappeler de son expérience de jeu, à quel point elle nous a touchés, constituer un album de souvenirs d’un territoire inconnu », explique Maxime Deslongchamps, doctorant en études cinématographiques à l’Université de Montréal et spécialiste du jeu vidéo.

« Certains passent plus de 100 heures sur des jeux comme Assassin’s Creed. En ces temps de COVID où ton voyage de l’année, ce sera peut-être ça, c’est chouette de pouvoir prendre des souvenirs et de les partager, comme un album de voyage », renchérit Simon Joly, directeur du marketing d’Ubisoft Canada.

L’expérience ludique s’en trouve aussi métamorphosée. « On ne voit pas le jeu du même œil, on n’observe plus l’environnement pour les obstacles ou les interactions avec les objets, on est dans un rapport esthétique contemplatif, d’observation, de tourisme, de flânerie », enchaîne M. Deslongchamps, pointant que la prolifération des jeux « à monde ouvert » et immersifs (comme les séries GTA, Read Dead, Fallout, etc.) incite à capturer des images. Il note aussi la récente émergence des simulateurs de balade (walking simulators), où tout est calibré pour être photogénique (Firewatch, Discovery Tour…), à grand renfort de couchers de soleil étirés, d’ambiances brumeuses ou d’architectures spectaculaires.

La communauté de la photo

Éditeurs et sociétés, comme Nintendo ou CD Projekt (The Witcher, Cyberpunk 2077), n’ont pas tardé à échafauder des concours de captures. Chez Ubisoft, qui en organise depuis 2017 avec de fortes participations, on s’en sert pour vivifier le cercle des férus de la manette. « L’aspect communautaire est super important dans le jeu vidéo. Ces concours donnent l’occasion de célébrer la passion des fans pour nos univers et de créer des échanges », souligne Simon Joly.

Mais au-delà, et l’éditeur ne s’en cache pas, ce réservoir d’images constitue aussi un redoutable outil de marketing, permettant de promouvoir les plus beaux visages d’un titre sur les réseaux sociaux : « Oui, il y a un volet promotionnel, mais plutôt que d’avoir une campagne de marketing agressive, on préfère que le jeu parle de lui-même et prenne l’avant-scène, que les passionnés en deviennent les ambassadeurs », étaye le cadre d’Ubisoft Canada.

Les gagnants du dernier concours en date, portant sur Assassin’s Creed Valhalla, ont même vu leurs clichés diffusés en grand format dans les couloirs du métro de Montréal !

Une forme d’art ?

La question de la valeur artistique et esthétique en photographie étant déjà complexe (que valent vos photos de cellulaire ?), ces représentations pixelisées lui confèrent encore une dimension supplémentaire. Capter des ambiances virtuelles et croquer des portraits de héros, est-ce de la photo ? Voire un art ?

Afin d’obtenir un regard extérieur, nous avons sondé l’avis d’un enseignant en arts visuels non spécialiste des images vidéoludiques. Les saisies d’écran l’ont laissé… dubitatif. Notamment sur leur finalité. « Mais je trouve ça fascinant de voir que l’absence d’indicialité [rapport à la réalité] est compensée par un hyperréalisme dans le style de représentation. Ça dénote un rapport ambigu à la réalité », commente Michael Blum, artiste et professeur à l’École des arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal.

Peut-on les qualifier de « photographie » ? Pas vraiment, selon lui ; il leur apposerait plutôt le sceau de la postphotographie. Il juge également que le rapport à la photographie n’est pas évident, et le juge même « extrêmement stéréotypé » sur le plan du cadrage et des compositions : « C’est comme si ces images n’étaient pas seulement la trace d’une expérience personnelle, mais renvoyaient directement à une forme plus universelle, très partageable », analyse-t-il, brandissant l’exemple de l’exagération des couchers de soleil.

Néanmoins, même si la plupart des joueurs n’ont pas la prétention de créer des pièces muséales, certains photographes se sont mutés en professionnels de la capture, croquant les meilleures scènes de jeux pour le compte d’éditeurs.

« De nombreux photographes vont poursuivre leur pratique dans le jeu vidéo, comme Duncan Harris. On fait appel à de vrais photographes », souligne le doctorant Maxime Deslongchamps, qui considère le résultat comme des « œuvres ». Quant à l’amateur, il peut, d’après lui, acquérir une « littératie photographique » récréative en apprenant à placer son sujet, cadrer, composer et guetter le bon moment.

Simon Joly, d’Ubisoft, plaide aussi pour sa paroisse et considère que le talent des programmeurs, combiné à l’œil des joueurs, aboutit à un résultat artistique. « Derrière tout ça, il y a un esthétisme, une beauté visuelle. Selon moi, si on considère que la photographie, c’est de l’art, la photo dans un jeu, ça l’est aussi. Même si le sujet est différent, l’intention artistique reste la même », avance-t-il, insistant sur les possibilités de personnalisation des protagonistes du jeu, permettant d’obtenir des clichés uniques.

Niveau supérieur

Michael Blum se dit curieux de voir si des artistes se sont emparés de ces images virtuelles avec une approche plus distanciée et autocritique. Et c’est bien le cas, puisque des photographes internationaux ont jonglé avec le thème vidéoludique, parfois exposés dans de prestigieuses institutions : le Brésilien Fernando Gomes (Procedural Generation), le Néerlandais Robert Overweg ou le Québécois Benoit Paillé.

Ce dernier, dans un projet intitulé Crossroads of Realities, effectue une mise en abyme en photographiant mains et bras munis d’un appareil photo (bien réels) en train de capter des scènes du jeu Grand Theft Auto V. Les membres sont éclairés et représentés comme s’ils faisaient partie de l’image à l’écran (mouillés s’il y pleut, par exemple). Superposées, les deux images laissent planer un doute sur leurs natures respectives.

« Je voulais fusionner le virtuel et le réel et questionner l’influence de l’un sur l’autre », explique l’artiste nomade de Trois-Rivières, qui a voulu appliquer son penchant pour le « non-sujet » au jeu vidéo, en y cherchant des « non-lieux ».

Autant d’approches qui vont au-delà de la simple fonctionnalité de divertissement du jeu vidéo qui, s’il a ouvert la voie à des mondes virtuels immersifs, reste encore un large univers artistique à défricher et à déchiffrer

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