Chronique Vu de la Capitale

En « trouple » depuis 20 ans

Quand je me suis assise à table, Gilles avait préparé son dictaphone. « Écoute ça, c’est Marie qui rit. Elle venait de jouer un tour à Denis. C’est comme ça tous les matins, je les entends rire, chanter. » Gilles, c’est l’époux de Marie, elle ne pourrait pas s’imaginer vivre sans lui. Elle aime aussi Denis.

Depuis 16 ans, les trois tourtereaux vivent sous le même toit, dans un bungalow de Charlesbourg.

Il y a un mot pour tout, il y a un mot pour eux. Ils sont un trouple. Les problèmes de couple, ils ne connaissent pas. Les problèmes de trouple non plus, remarquez. À les écouter parler, c’est l’amour avec trois grands A. À les voir aussi se minoucher, Denis et Marie, Marie et Gilles. Jamais les trois.

Leur trouple, c’est deux couples, trois personnes. C’est d’abord Gilles qui épouse Marie en juin 1981, à l’église, en promettant de l’aimer pour la vie. Denis arrive par l’accotement en 1993, alors qu’il donne des cours de conduite à Marie. C’est le coup de foudre. Elle est toute mêlée, elle aime Gilles aussi.

Marie essaie d’oublier Denis. « J’ai vu Marie perdre son sourire. » Six mois plus tard, Gilles lui propose d’appeler Denis pour lui donner rendez-vous. Tout le monde se rappelle ce jour-là. « Quand elle l’a appelé, j’ai mis Marie devant le miroir et je lui ai dit : “Regarde ce sourire-là, c’est comme ça que je t’aime.” S’il faut un homme de plus... » Quand Gilles raconte ça, Denis prend la main de Marie.

De l’autre, il essuie discrètement une larme.

Gilles raconte aussi que Denis et Marie se sont connus à la pouponnière de l’hôpital Saint-François d’Assise. Ils y sont nés presque le même jour de 1954. L’école de conduite où ils se sont revus 38 ans plus tard est juste à côté. « Je raconte cette histoire-là à ceux qui disent que j’étais là avant Denis. »

En 1997, Denis emménage avec Gilles et Marie. « On avait fait une chambre pour un bébé qui n’est jamais venu. C’est Denis qui l’a prise ! », raconte en riant Marie. Denis, lui, a six enfants, de deux femmes. Ils se sont dit qu’ils essaieraient ça six mois. « Ça s’est embouveté tout seul ! » Denis a le sens de la formule.

Denis et Marie travaillent le soir, ils sortent ensemble quand ils sont en congé. Quand Denis est au boulot, Marie passe du temps avec Gilles. Et quand leur amoureuse n’est pas là, les deux gars font des travaux sur la maison, vont jouer au billard. Ils sont déjà allés à la pêche. « On est dus pour y retourner ! » Gilles opine.

Encore aujourd’hui, chacun a sa chambre. Et son compte en banque. C’est Marie qui gère la paperasse.

Chaque année, Denis et Marie se paient une semaine de vacances dans le sud. Gilles va les conduire à l’aéroport, retourne à la maison. « J’ai la place à moi tout seul ! » Marie aimerait qu’il vienne, « mais ce n’est pas un voyageux ». Elle se la coule douce avec Denis, appelle Gilles quelques fois pendant la semaine, a hâte de le retrouver. « Je m’ennuie. Je ne pourrais pas partir plus qu’une semaine sans lui. »

J’ai bien essayé de la coincer, de lui faire dire qu’elle devait forcément en aimer un plus que l’autre, rien à faire.

J’ai aussi cuisiné Gilles.

— Tu te sens comme le mari cocu et content ?

— Ça ne m’enlève rien que Marie aime Denis, elle est plus complète. Je ne l’ai pas à 50 %, elle se multiplie par deux. Elle est à 100 % avec nous deux. Denis a un côté que je n’ai pas, je ne suis pas obligé de porter ça sur mes épaules. C’est la même chose pour moi. On n’est pas en compétition, on est complémentaires.

Denis fait oui de la tête. « Il n’y a pas d’autres femmes comme Marie, c’est la femme que tout le monde voudrait, c’est impossible de trouver mieux. » Trouvez-en des hommes qui parlent comme ça après 20 ans de vie commune.

Vous savez ce qui est le plus bizarre ? C’est que plus on jase, plus je trouve ça normal. Banal, presque.

C’est ce que pense Marie en tout cas. « Nous, on ne se trouve pas à part. On trouve ça ordinaire, naturel. On ne dit pas aux autres de faire ça, mais pour nous, ça marche bien. Il n’y a pas de jalousie. Qu’est-ce que les gens recherchent dans la vie ? Être bien, que la vie soit simple. C’est ça pour nous. Il n’y a pas de quoi faire de nouvelle avec ça. » Pas d’accord. Ne serait-ce que pour dire que ça marche.

Ça marche mieux que bien des couples, réplique Gilles. « Il y a des milliers de personnes à Québec, présentement, qui sont mal prises, qui aiment la personne avec qui elles sont et qui sont en amour avec une autre. Ce sont des couples en sursis, en prison. Quand on met l’ultimatum, “c’est lui ou moi”, c’est signe de manque de confiance en soi et en l’autre. La vraie relation commence avec soi-même. »

Autrement dit, il faut être mauditement bien tout seul pour être heureux à trois. Je dirais même plus, pour être heureux tout court.

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