Arts visuels

L’humanité dans ses fils

Son art, c’est de façonner de la matière : outils en dentelle, voiture textile, manteau de plastique et de cendres. Jannick Deslauriers n’est pas une sculptrice ordinaire. Elle expose ses assemblages évoquant nos destructions sociales et intimes au nouvel espace Projet Casa.

C’est le dernier tour de piste de Jannick Deslauriers à Montréal. Dans quelques jours, elle traversera la frontière et s’installera au Connecticut pour entreprendre une maîtrise au programme de sculpture de l’Université Yale. Ce nouveau chapitre de sa vie d’artiste devrait normalement durer trois ans, à moins que la pandémie ne change ses plans.

Après avoir passé 12 années à se partager entre l’enseignement collégial au cégep Marie-Victorin et sa pratique artistique, elle avait besoin de rassembler ses énergies. « La conciliation des deux devenait très, très difficile », raconte-t-elle à l’autre bout du fil.

Jannick Deslauriers n’avait pas prévu de devenir sculptrice. Jeune, elle aimait déjà la couture et envisageait la mode et la création de costumes ou de décors pour la scène. Après ses études au cégep, elle a toutefois opté pour les beaux-arts : peinture, dessin, sculpture… C’est là que le déclic s’est produit. Et qu’elle a recommencé à jouer avec du fil et des aiguilles.

« Mes premières sculptures textiles, je les ai faites dans un cours de peinture », raconte-t-elle. Elle cherchait à conférer un caractère fantomatique à une œuvre, à jouer de la transparence, et la peinture ne lui suffisait pas.

« On dirait qu’il me manquait le relief, de la matière, du volume. J’ai fait un projet – une maison qui était entièrement en tissu. »

— Jannick Deslauriers

Elle avait trouvé sa voie.

Des vies dans les objets

Les assemblages textiles de Jannick Deslauriers tiennent autant de la sculpture que de l’installation. Ses œuvres sont conçues pour habiter l’espace et raconter notre façon d’habiter le monde. Son ancrage, ce sont des machines et des constructions : maisons, lignes électriques, bateaux, autos accidentées. Des choses qui évoquent ce monde façonné par les humains.

« J’ai fait des corps au tout début et, un moment donné, j’ai eu envie de parler de la disparition, de la mort, de l’activité humaine, de la présence, de l’aura ou du fantôme, sans représenter des corps, explique l’artiste. C’est ce qui m’a menée vers les architectures et les objets. »

En voyant son train de citernes dont le premier est éventré, on pense aux victimes de la tragédie de Lac-Mégantic. Ses conteneurs flottants sur des mers tourmentées évoquent quant à eux le destin de migrants qu’on retrouve parfois inanimés après une traversée périlleuse. Elle cherche à rendre les objets qu’elle choisit élégants et fragiles, alors que les sujets qu’ils évoquent sont parfois très violents. « Ce contraste-là est important », insiste-t-elle.

Exposer la dégradation

Intitulée Habiter le trouble, son exposition, présentée à l’espace Projet Casa à compter du 6 août, ne comptera que des œuvres récentes. Ses « œuvres de confinement », comme elle dit. Inspirée par des lectures (elle cite le philosophe Georges Didi-Huberman), l’artiste a eu envie de parler de « ce qui reste après la destruction ».

D’où ces pièces auxquelles elle a intégré des cendres. Un tableau et un manteau translucide dont l’isolant semble de désagréger, évoquant autant la dégradation du vêtement que celle de la personne qui le porte.

« La cendre, c’est vraiment tout ce qui reste quand la mort passe, quand on détruit ou on brûle quelque chose. Cette poussière-là, on ne peut pas la réduire plus. »

— Jannick Deslauriers

L’œuvre « qui reflète le mieux » son état d’esprit pendant le confinement, elle l’appelle le « projet rose ». Les images partielles fournies par l’artiste laissent voir un personnage vêtu de plastique, d’un bonnet contenant de la laine minérale rose et muni d’un appareil respiratoire. Si on pouvait voir la scène entière, elle précise qu’on verrait que ce personnage futuriste est connecté à différents objets, tous roses.

L’installation est inspirée d’un tableau de Frida Kahlo (Henry Ford Hospital, 1932), mais le lien avec la COVID-19 saute aux yeux. Le virus s’est d’ailleurs infiltré bien au-delà de la thématique dans la pratique de la sculptrice : du jour au lendemain, elle ne pouvait plus se procurer de matériel textile, ce qui l’a forcée à tester d’autres options. « Je me suis mise à aller chez RONA pour me procurer des matériaux, à jouer avec le papier bulle, le vinyle, tous les matériaux de protection et d’emballage », raconte-t-elle.

L’artiste profitera de son exposition pour faire son au revoir à Montréal. Puisqu’il n’est pas possible d’organiser un grand vernissage réunissant plein de gens, elle a en effet décidé d’être présente à Projet Casa durant toutes les plages horaires où ses œuvres seront accessibles. Elle en profitera pour jaser avec les visiteurs et faire ses au revoir à Montréal.

Habiter le trouble, du 6 au 15 août, à Projet Casa, 4351, avenue de l’Esplanade

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