Tensions linguistiques dans les tours de condos

Lorsqu’il a pris possession de son condo, il y a huit ans, M. Serge ne pensait pas devoir se battre pour parler français. Mais la situation s’est à ce point envenimée qu’il s’est résolu à intenter une poursuite en dommages contre les administrateurs de sa copropriété.

« Je les poursuis parce qu’ils m’ont dit carrément que je n’avais pas le droit d’être un Québécois au Québec, lance-t-il. Ils veulent que tout soit dans la langue anglaise. J’ai refusé, moi. Et j’ai simplement dit que j’avais le droit de m’exprimer en français au Québec. »

L’entrée en vigueur en juin de la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, souvent appelée « loi 96 », change la donne. « Ils commencent à comprendre qu’ils ont moins de liberté dans l’imposition de leur volonté », laisse-t-il tomber.

Le cas de M. Serge, qui préfère taire son nom de famille, est extrême, mais il illustre les défis de l’aménagement linguistique dans la vie en condo. Celle-ci soulève des problèmes particuliers, qui ont pris de l’ampleur avec l’explosion de la construction de tours en copropriété au centre-ville de Montréal.

Un chez-soi

L’enjeu peut se résumer ainsi : un condo, est-ce que c’est un chez-soi où on peut parler la langue de son choix, un espace public où, en principe, la langue commune est le français, ou encore un endroit semi-privé, semi-commercial où s’appliqueraient, par exemple, les règles d’affichage ?

Ces questions se posent de façon très concrète lorsqu’il faut déterminer quelle langue est utilisée dans les assemblées de copropriétaires.

MYves Joli-Cœur, président du Regroupement des gestionnaires et des copropriétaires du Québec, est un expert dans le domaine. « La question de la dualité linguistique dans les assemblées de copropriétaires, c’est une réalité très montréalaise, dit-il. À Québec, ce ne sera pas un enjeu, ni à Chicoutimi. Mais c’est sûr qu’à Montréal, dans une ville très multiethnique, on a cette réalité de la langue, et ce n’est pas juste entre le français et l’anglais, mais également entre les membres de la communauté chinoise qui sont propriétaires, dans les grandes tours du centre-ville, de nombreux appartements. »

Il fait remarquer qu’une copropriété est un milieu collectif, « un milieu de partage d’un actif ».

« Si les gens ne comprennent pas sur quoi ils votent et sur quoi ils ont à partager, c’est évident qu’il va y avoir un autre problème. Il ne faut pas être des intégristes linguistiques, mais il faut avoir à cœur la protection de la langue française. »

L’irréductible francophone

MLudovic Le Draoullec, aussi spécialisé en droit de la copropriété, préside des assemblées de copropriétaires depuis 10 ans.

« On se retrouve parfois dans des copropriétés où tu sens que tu vas pouvoir faire l’assemblée uniquement en anglais. Mais, du fait de la loi de la charte française, on se doit quand même de poser la question au début, explique-t-il. Et là, tu vas toujours, comme dans la série Astérix, avoir l’irréductible francophone qui comprend l’anglais, mais qui va dire : “Moi, je ne suis pas d’accord.” Donc, là, on se retrouve obligés de tenir l’assemblée dans les deux langues. »

Ces situations rappellent qu’il faut regarder les deux côtés de la médaille. Les francophones, dans leur souci d’affirmer la place de leur langue, pourront s’appuyer sur les lois linguistiques. Les anglophones, de leur côté, qu’ils soient ou non d’accord avec les lois linguistiques, voudront pouvoir vivre dans leur langue, que ce soit dans leur quartier ou dans leur résidence en copropriété.

Claude Deschênes, ex-journaliste de Radio-Canada, croit de son côté qu’il faut défendre la présence du français.

« Il ne faut pas baisser la garde, affirme-t-il. Il faut parler français à ceux qui sont là. On a ce rôle-là. »

Il y a un peu plus de deux ans, M. Deschênes a quitté la copropriété qu’il possédait depuis 30 ans, au coin de la rue Sherbrooke et du boulevard Saint-Laurent, pour aller habiter dans une tour de 20 étages au centre-ville, dans un secteur plus anglophone.

Toutes les communications internes sont dans les deux langues, mais la priorité est accordée au français, indique-t-il. Les assemblées annuelles se déroulent aussi en français, avec traduction simultanée dans une salle attenante. Toutefois, sur la page Facebook des résidants de la copropriété, « les gens s’interpellent entre eux en anglais, énormément », constate M. Deschênes.

« Je suis surpris. Mais je suis surpris aussi de constater à quel point tout ce monde-là parle français. »

— Claude Deschênes, à propos des résidants de sa copropriété

« La question, c’est : est-ce qu’on sera assez nombreux comme francophones pour leur faire réaliser que c’est important de parler français ? enchaîne-t-il. Comme la majorité parle anglais, parce que c’est plus simple, ils vont apprendre l’anglais. On se plaint que ça ne parle plus français à Montréal, mais c’est parce que les francophones ne sont pas là ; ils quittent Montréal. C’est ça qui m’inquiète le plus. »

Un clivage

Le politicologue de l’Université Laval Éric Montigny, qui possède aussi un condo à Montréal, partage ces préoccupations.

« Il y a beaucoup de tensions linguistiques dans les réunions annuelles de copropriété, signale-t-il. Le premier enjeu, c’est la langue dans laquelle la réunion doit se dérouler. C’est un enjeu de frustration et de débats. On a même changé d’administrateur de l’édifice parce que des gens se plaignaient qu’il n’y avait pas assez d’anglais. Un autre enjeu important, c’est la longueur des réunions parce qu’elles sont bilingues. Donc, les réunions sont deux fois plus longues. »

La population de sa copropriété est composée à moitié de francophones et à moitié d’anglophones.

« Il y a un clivage : des anglophones qui ne parlent pas du tout français veulent être servis en anglais. Il y a des enjeux d’affichage aussi à l’intérieur. Des francophones demandent qu’il y ait une prépondérance de l’affichage en français. »

— Éric Montigny, politicologue

Il ajoute : « Dans les condos, il y a des espaces privés et des espaces communs. Est-ce qu’on doit étendre la portée de la loi aux aires communes pour le vivre-ensemble et la prépondérance du français ? Moi, je pense que oui. Les gens font ce qu’ils veulent dans leur appartement, mais un espace commun, c’est un espace commun, et la langue commune, c’est le français. »

Ce que dit la loi

Quelles sont les règles qui s’appliquent dans les condos ?

La langue des documents

Depuis l’entrée en vigueur de la loi 96, tous les documents tenus à la disposition des copropriétaires doivent être en français. « On ne peut plus rien publier en anglais au registre foncier », précise MLudovic Le Draoullec, spécialisé en droit de la copropriété. « Les déclarations de copropriété ne peuvent plus être publiées en anglais, seulement en français. Ça, ça peut être une source de tensions. »

Les amendes en cas de violation vont de 700 $ à 7000 $ pour les personnes et de 3000 $ à 30 000 $ pour les personnes morales (par exemple, une entreprise, un syndicat de copropriétaires), ajoute MYves Joli-Cœur, avocat expert en copropriété.

La langue des assemblées

Toute personne a le droit de s’exprimer en français en assemblée délibérante. « Il existe un droit linguistique fondamental au Québec qui est celui de s’exprimer en français dans les assemblées délibérantes », affirme Guillaume Rousseau, professeur agrégé de droit à l’Université de Sherbrooke, directeur des programmes de droit et politique de l’État.

« Le président d’une assemblée de copropriétaires ne pourrait pas dire : “veuillez parler en anglais parce qu’il y a des gens qui ne comprennent pas le français”. Non. C’est un droit fondamental de s’exprimer en français, ajoute-t-il. En matière de droit fondamental, on ne peut pas renoncer à un droit fondamental. On peut renoncer à son exercice. Quelqu’un pourrait dire : “j’ai le droit de parler en français, mais je décide de ne pas exercer ce droit”. Mais ça ne pourrait pas venir du président. Je ne pense même pas que ça pourrait venir du règlement de copropriété parce que quelqu’un pourrait dire : “votre règlement est contraire à la loi”. »

La langue de l’affichage

Si on publie une annonce pour louer un condo, la loi sur l’affichage s’applique, puisque c’est commercial. La publicité doit se faire en français. Elle peut aussi se faire en français et dans une autre langue, à condition que le texte rédigé en français ait un impact visuel plus grand que celui rédigé dans l’autre langue. « Mais si ce n’est pas à des fins commerciales ou publicitaires, comme une communication interne, ça peut être bilingue 50-50 », signale le professeur Guillaume Rousseau.

La langue du vivre-ensemble

Pour le reste, il n’y a pas beaucoup de choses précises sur les copropriétés.

« Au niveau théorique, ça semble bien, mais est-ce que dans les faits, les conditions sociales démographiques permettent vraiment l’exercice de ces droits-là ? soulève M. Rousseau. Est-ce que l’Office québécois de la langue française fait des choses au niveau de la copropriété ? À ma connaissance, ce n’est pas si évident. Le rôle de l’Office, c’est souvent les entreprises, la langue de travail. Est-ce qu’il y a suffisamment de travail de persuasion, de sensibilisation au niveau des copropriétés ? Je ne me souviens pas d’avoir vu un programme spécifique de l’Office de la langue visant à faire la promotion du français dans les assemblées de copropriétaires.

« Donc, au niveau de la loi, les droits sont là, mais le contexte ne rend pas ça toujours facile dans l’exercice à Montréal. Peut-être qu’il y aurait lieu d’avoir des programmes gouvernementaux de promotion de ces droits-là et de sensibilisation dans l’importance de les respecter. »

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