notre choix

Bientôt la série ?

L’anomalie
Hervé Le Tellier
Gallimard
332 pages
* * *1/2

Juin 2021. Un vol Air France Paris-New York, avec à son bord 243 voyageurs, échappe de justesse à l’écrasement en traversant une zone de turbulences majeures.

Lorsque l’avion se pose enfin à l’aéroport JFK, passagers et équipage sont accueillis par l’armée et le FBI.

La raison ? Le même vol, avec les mêmes 243 voyageurs, sortant d’une zone de turbulences identique, s’est posé sur le même tarmac trois mois plus tôt.

Scientifiques et services secrets se perdent en conjectures. Comment expliquer l’inexplicable ? S’agit-il d’une illusion d’optique ? D’un phénomène de simulation ? D’extra-terrestres ? Mais surtout : que faire de toutes ces personnes dupliquées, qui devront désormais vivre avec leur double ? Parmi elles : une avocate américaine, un chanteur nigérian, un architecte parisien, une mère de famille monoparentale, un tueur à gages, un écrivain confidentiel…

L’anomalie, d’Hervé Le Tellier, suscite un buzz considérable depuis sa sortie. Le roman est en nomination pour les prix Goncourt, Renaudot et Médicis. Les médias s’emballent. Il y aurait même des discussions avec les États-Unis pour une éventuelle adaptation en série télé…

L’enthousiasme s’explique. L’anomalie est ce qu’on appelle, en bon français, un « page turner ». Hervé Le Tellier, qui publie régulièrement depuis 1992, déroule son récit avec efficacité. Sa mécanique littéraire est bien huilée, d’une précision mathématique. Le rythme est rapide. Les questions s’entrechoquent. Le lecteur, interloqué, avance avec plaisir dans cette comédie dramatique, aussi ludique qu’existentielle, où la science côtoie l’irrationnel. En digne membre de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle – groupe littéraire fondé par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau), l’auteur semble lui-même s’amuser de cette histoire tordue, dont il cherche l’issue après en avoir posé les contours.

Plus on avance, et plus on s’enfonce dans l’impossible, et plus on se dit que finalement cette adaptation télé ferait un carton.

On pense d’abord à Lost, série fantastique sur les survivants d’un inexplicable écrasement d’avion, diffusée au milieu des années 2000.

Puis on délire sur le casting potentiel de cette Anomalie, qu’on imagine assez bien sur Netflix. Voyons voir… Johnny Depp cherche du boulot… pourrait-il jouer le rôle du pilote ? Et qui pour incarner cet écrivain français ? Romain Duris ? Trop mignon. Le tueur à gages ? Ah non, foutez-nous la paix avec Daniel Craig ! Le chanteur d’afrobeat ? Une vedette de Nollywood, forcément. Et cette mère chef de famille monoparentale vivant à Paris ? Soyons généreux : on prend Suzanne Clément, elle l’a bien mérité.

On jase là. Peut-être même que l’on s’égare. L’anomalie est un livre divertissant, intelligent. Clair dans sa complexité. Parfois drôle. On aurait pu lui souhaiter plus de profondeur. L’exercice, bien que brillant, a les défauts de ses qualités. Les personnages, superficiels, ne sont que les instruments d’une pirouette littéraire, aussi séduisante soit-elle. On reste parfois sur sa faim. Certaines pistes (d’atterrissage) sont par ailleurs abandonnées en chemin, comme cet autre avion dupliqué, que la Chine cache au reste du monde. Plus de détails dans le tome 2 ?

M’enfin, ne boudons pas ce plaisir de lecture. Il ressort de ce roman quelques questions fondamentales, à commencer par celle-ci : que faire si je rencontre un autre moi ?

Chacun, ici, trouve sa propre réponse.

Rappelons que les prix Goncourt et Renaudot ont été reportés par solidarité pour les petits libraires, obligés de fermer boutique à cause du confinement. Tout indique qu’ils seront remis en décembre.

Critique

Vague à l’âme

Le narrateur de La mort d’un commis de dépanneur est bègue, fauché et profondément désabusé. Alors qu’il décide de démissionner d’un emploi en lequel il n’a « plus la foi », il déménage à une centaine de kilomètres d’où il était pour fuir un agent de recouvrement qui le talonne et se retrouve, un peu par hasard, embauché comme commis au dépanneur de Monsieur et Madame Song, endroit quelque peu vétuste parsemé d’objets hétéroclites.

Ce narrateur traîne son vague à l’âme sans trop savoir qu’en faire, tente d’occulter la vacuité évidente de son existence dans les plaisirs éphémères de la chair en accumulant les conquêtes éphémères, posant sur la vie et les choses son regard à la fois lucide, ennuyé et dénué de tout espoir de salut. Que faire lorsque l’horizon ne débouche sur rien ? Tenter de se laisser porter, sans trop réfléchir, par la marche des heures, les mouvements répétitifs, le va-et-vient des clients et l’observation de la faune locale bigarrée, ce que son nouvel emploi lui offre sur un plateau d’argent.

« C’est quand même un drôle de métier, commis de dépanneur. Vous passez la moitié de votre temps à regarder des gens qui ne savent pas ce qu’ils veulent. […] Cette possibilité de choisir entre de la cochonnerie et de la cochonnerie ouvre une petite liberté dérisoire et mesquine, une brèche dans laquelle s’engouffre leur ennui. »

La mort d’un commis de dépanneur se présente sous la forme d’un long monologue intérieur. Il y a très peu de dialogues, et jamais une parole prononcée par le personnage, ce qui crée un contraste entre sa logorrhée intérieure et son bégaiement rendant la communication plus ardue. Il y a dans l’écriture de l’auteur une poétisation du quotidien qui passe par un humour noir parfois acerbe – « Les instructions pour la préparation de ce pop-corn constituent une leçon sur le temps qui passe et la passion qui s’amoindrit ». C’est très bien tourné, et les images ainsi créées sont souvent surprenantes, voire touchantes.

Avec ce premier roman, Jean-François Aubé, qui évolue dans le domaine du cinéma et a déjà publié un recueil de nouvelles, offre une plongée fort intéressante dans les méandres d’un personnage fondamentalement existentialiste qui, à certains égards, peut rappeler le personnage du Libraire, de Gérard Bessette, classique de la littérature québécoise. À travers les rencontres que le personnage fait au dépanneur, présenté comme un véritable microcosme social, et les vies de ces gens, des marginaux pour la plupart, qu’il décide de raconter pour que leur existence ne tombe pas dans l’oubli, il ne pourra faire autrement que de laisser s’ouvrir en lui une brèche qu’il pourra de moins en moins colmater.

— Iris Gagnon-Paradis, La Presse

Les dents de l’amour

Canines coquines, par amour du calembour

Les dents de l’amour
Ghislain Taschereau
Éditions de l’Individu
168 pages
* * *1/2

L’ex-Bleu Poudre Ghislain Taschereau, père de l’Inspecteur Specteur, n’aime pas se sentir à l’étroit. Alors, pour relâcher un peu les cordons du caleçon de la bienséance, l’homme n’a pas hésité à enfanter en 2020 sa propre maison d’édition (L’Individu), histoire d’avoir les mains libres pour pondre les romans irrévérencieux qu’il veut. Ainsi naquit un premier petit monstre, dans la collection HilareCoquin (clin d’œil !), Les dents de l’amour.

Ça fait sourire avant même l’incipit : « Traduit du roumain par un traducteur ». Ce dernier fut probablement fort diverti de recomposer l’histoire de Draculotte, fille adoptive du plus grand vampire de l’Histoire, éprise d’un humain et résolue à garder sa main. Mais certains ne l’entendent pas de cette oreille, tandis que la tension gronde à Bucarest entre les créatures aux canines aiguisées et les « sous-dentés ».

Acidité, hémoglobine et lubricité forment ici les ingrédients d’un cocktail décapant et plutôt tordant, servi avec un doigté humoristique cru, mais habile, pour qui apprécie le jus de calembours audacieux. On rit aigre, on grimace. Même si Taschereau n’a pas la langue dans sa poche, celle servie dans ce premier livre de poche est à même de nous détendre. Les snobs des Belles Lettres n’auront qu’à aller pomper d’autres jugulaires.

— Sylvain Sarrazin, La Presse

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