Notre grand malentendu

Pourquoi est-ce si difficile de se parler de racisme ?

Le documentaire Les Rose aide à comprendre le malentendu qui perdure entre les francophones blancs et les minorités visibles.

Vrai, ce n’est pas le sujet du film. Le réalisateur, Félix Rose, y offre plutôt un portrait très subjectif de son père et de son oncle, des felquistes responsables de l’assassinat du vice-premier ministre Pierre Laporte. Je ne m’intéresse ici qu’aux premières minutes sur la colère accumulée par des générations de francophones.

Avec le recul, on y constate à quel point le renversement a été rapide pour eux.

Dans les années 70, ils se sentaient opprimés. Aujourd’hui, on leur apprend qu’ils profitent d’un système oppresseur.

À l’époque, on leur disait Speak White. Maintenant, on parle de leur « privilège blanc ».

À leur entrée sur le marché du travail, ils gagnaient 26 % de moins que le revenu moyen1. Après avoir attendu deux décennies pour combler ce retard, on leur raconte à leur retraite que les dés étaient pipés en leur faveur.

Pas facile à assimiler. Notre dialogue de sourds, il vient en partie de là.

Ceci n’est pas une chronique pour banaliser, excuser ou relativiser le racisme et la discrimination systémiques. Je pars plutôt d’un constat : que cela plaise ou non, le sujet est politiquement inflammable, et il faut comprendre pourquoi.

Parlez-en aux libéraux. À l’automne 2017, le gouvernement Couillard songeait à créer une commission sur le racisme. Cela a contribué à leur défaite à l’élection partielle dans Louis-Hébert, pourtant un château fort. Comme l’avouait à l’époque le député Patrick Huot après avoir fait du porte-à-porte : « Les gens ont un malaise. »

Parlez-en aussi aux caquistes. Cette grogne leur a permis de récupérer les francophones d’un certain âge qui votaient auparavant pour les libéraux. Elle a accéléré leur ascension vers le pouvoir.

Ce revirement a été mesuré par les sondeurs et m’a été confirmé par les stratèges, tant ceux qui en ont profité que ceux qui en font encore les frais.

Il ne faut pas se surprendre que François Legault refuse l’expression « racisme systémique ». Il regarde l’humeur populaire et voit que ça ne passe pas.

Le premier ministre ne veut pas dire à des gens qu’ils profitent d’un avantage « systémique » alors qu’on leur a répété de mère en fils que le système jouait contre eux.

Alors que la génération décrite au début du film Les Rose s’inquiète encore pour l’avenir de sa langue, elle voit à la télévision des manifestants l’accuser, parfois en anglais, de manquer d’ouverture à l’autre. Et pendant ce temps, dans les commerces de Montréal, l’accueil en français diminue2.

Si on cherche les sources de leur insécurité culturelle, voilà un bon endroit où commencer à chercher.

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Il est vrai que les politiciens ne font pas que constater cette insécurité. Ils l’alimentent.

Les péquistes et les caquistes ont tellement répété qu’une commission sur le racisme ferait le « procès des Québécois » qu’on se demande s’ils n’ont pas eux-mêmes créé cette peur. Et contribué à la confusion entre les intentions des individus et les effets d’un système.

Quand ils répètent que « les Québécois ne sont pas racistes », on a envie de répondre : depuis quand notre but devrait-il se limiter à être un peu moins raciste que le Luxembourg ou que la moyenne des autres pays ? Une nation devrait se juger selon ses propres critères.

François Legault a formé en juin dernier un groupe d’action sur le racisme. On le jugera à ses résultats. Mais en promettant une « évolution tranquille » sur le sujet, il en a déjà déçu beaucoup. Si la génération précédente a eu droit à sa « révolution », pourquoi se contenter d’un rythme si lent pour le racisme ?

Après des décennies de rapports et de plan d’action, les personnes racisées subissent les mêmes injustices au quotidien.

Car les faits sont clairs : au Québec, les minorités visibles ont un revenu inférieur d’environ 20 % à celui du reste de la population3.

En outre, une personne blanche ne risque pas de se faire interpeller sans raison par la police, tout comme elle ne se fera pas refuser un logement ou un emploi à cause de son prénom ou de la couleur de sa peau.

L’insécurité culturelle paraît ainsi presque banale face à cette insécurité physique.

On pourrait espérer qu’une personne qui a grandi en se sentant discriminée sera plus sensible aux malheurs des autres. Hélas, cela varie au cas par cas.

Notre débat sombre trop souvent dans le syndrome du « qu’en est-il de ? », ce sophisme qui consiste à esquiver un problème en en évoquant un autre. Par exemple, vous déplorez le taux de chômage chez les Premières Nations, et on vous répond que le Québec les a toujours mieux traitées que le Canada anglais.

Si seulement les griefs des uns ne servaient pas à nier l’existence de ceux des autres.

***

Des lecteurs jugeront l’analyse complaisante – des gens sont tout simplement racistes et il faut les dénoncer au lieu de les écouter.

D’autres la trouveront réductrice – les francophones ne forment pas un bloc homogène et beaucoup combattent le racisme et la discrimination systémique.

Certes, la lutte pour l’égalité avance, mais le progrès est lent et il y a des ressacs.

Bien sûr, l’histoire démontre que les militants n’ont pas fait avancer leur cause en étant gentils et dociles. Leur rôle est de déranger. Reste que leurs efforts se butent au souvenir d’un passé pas si lointain du Québec.

Comment s’y prendre alors ? Honnêtement, je ne sais pas. Je n’ai pas de solution clés en main. Mais il me semble que le point de départ serait de s’attaquer au malentendu actuel.

Il y a comme un nœud qui demeure. Si on tire trop fort au mauvais endroit, il risque de se resserrer.

1. Comparaison entre le revenu d’un francophone unilingue et le revenu moyen en 1970

2. Selon le rapport complet de 2019 de l’OQLF, qui contient des bonnes et de mauvaises nouvelles sur l’état du français

3. Selon une analyse du Conference Board à partir des données de 2010

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