Science

La menace des billes de plastique

Au printemps dernier, un porte-conteneur a fait naufrage près du Sri Lanka, libérant une marée noire de plastique sur les plages du pays. La tragédie a relancé le débat sur les granules de plastique, surnommés nurdles en anglais, une matière première utilisée par de nombreuses industries.

L’incendie

En mai dernier, un porte-conteneur singapourien tout neuf, le X-Press Pearl, a connu plusieurs incendies à 15 km au large du Sri Lanka. Il a fini par couler à 21 mètres de profondeur, à la mi-juin. Au lieu de la marée noire attendue, ce sont 26 tonnes de granules de plastique qui ont déferlé sur les plages du pays, atteignant parfois des hauteurs de deux mètres. La tragédie, qui a fait deux blessés, serait due à des fuites d’acide provenant de la cargaison. Le X-Press Pearl n’en était qu’à son troisième voyage entre l’Asie du Sud-Est et des pays du golfe Persique.

La chasse européenne

Depuis 2017, une organisation non gouvernementale (ONG) écologiste britannique, Firda, fait connaître le problème des granules de plastique en organisant des « chasses aux nurdles » sur les plages. Plus de 6000 chasses similaires ont été organisées un peu partout dans l’Europe atlantique. La dernière, en novembre, a établi un record de 1 million de granules ramassés en moins de deux heures sur une plage de la région de Tarragone, en Espagne.

« Le problème des granules sur les plages a beaucoup attiré l’attention sur l’incapacité de l’industrie à éviter les déversements de granules », explique Tanya Cox, de l’ONG britannique Fauna and Flora, qui a travaillé sur la question avec Firda. « Les granules ne coûtent pas grand-chose, il y en a des millions dans une tonne, chacun pèse moins qu’un demi-gramme, dit Mme Cox. Alors, il n’y avait pas beaucoup de pression sur l’industrie pour résoudre le problème des pertes de granules lors de la production, le transport ou la manutention. »

Au Canada, l’organisme Surfrider a lancé en 2020 un projet de surveillance de ces billes de plastique sur les côtes de la Colombie-Britannique.

« Nous avons identifié les endroits où ont lieu les déversements de granules, dit David Boudinot, président de Surfrider. On a vu des employés dans des entrepôts et des gares de triage nettoyer les déversements de granules avec des souffleuses à gaz comme si c'était des feuilles mortes. Et sur Google Earth, on voit des endroits sur le fleuve Fraser où il y a comme de la neige, ce sont des déversements de granules. »

Les granules en chiffres

230 000 tonnes

Quantité minimale de granules de plastique perdus dans l’environnement mondial chaque année

400 millions de tonnes

Production annuelle mondiale de granules de plastique

Sources : Eunomia, Fauna and Flora

La norme

L’an dernier, l’organisme de normalisation national du Royaume-Uni (BSI selon le sigle en anglais pour British Standards Institution) a publié une première norme sur les granulés, PAS510. « Nous avons beaucoup travaillé avec l’industrie et le BSI pour en arriver à cette norme, dit Tanya Cox. Avant, il existait un programme volontaire de l’industrie, qui ne permettait pas de voir s’il y avait des améliorations. Maintenant, les pertes de granules doivent être mesurées et il doit y avoir un maintien ou une amélioration de la situation d’année en année. » Un organisme de l’Organisation des Nations unie (ONU) qui se consacre à la protection de l’Atlantique Nord-Est, la Convention Ospar, a appelé en octobre à l’adoption de normes semblables à PAS510 par l’Union européenne et l’Organisation internationale de normalisation (ISO).

Pétition

Une pétition a été lancée l’été dernier sur change.org, obtenant près de 80 000 signatures à la fin de janvier, pour que l’Organisation maritime internationale (IMO) adopte des normes pour les granules. « On aimerait que l’IMO classe les granules comme matières dangereuses, ce qui imposerait leur stockage sous le pont pour diminuer les pertes de conteneurs en haute mer, et des conteneurs plus sécuritaires », dit Mme Cox. Les conteneurs de granules qui sont tombés du pont du X-Press Pearl durant l’incendie n’auraient ainsi pas libéré leur cargaison.

Les poursuites

Aux États-Unis, les campagnes contre les granules de plastique visent plutôt les usines les produisant, notamment au Texas et en Louisiane. En 2019, une usine au Texas a cessé de déverser des granules dans ses eaux usées et payé 50 millions US en compensations environnementales. En Louisiane, des militants ont été accusés de harcèlement criminel pour avoir déposé une boîte de granules devant la résidence d’un lobbyiste, poursuite qui a finalement été abandonnée.

« Ce genre d’approche vise plutôt à faire diminuer la production totale de plastique », dit Mme Cox. La norme PAS510 ne constitue-t-elle pas un exemple d’écoblanchiment (greenwashing), permettant à l’industrie de continuer à produire du plastique tout en se donnant une apparence de vertu ? « Nous préférons travailler avec l’industrie pour trouver des solutions au problème facile à résoudre des déversements de granules, dit Mme Cox après une hésitation. Cela dit, aux États-Unis aussi il y a des approches similaires. Le C.A. de Dow a récemment adopté une résolution de suivi des déversements de granules, sous la pression de certains investisseurs institutionnels, grâce à l’ONG As You Sow. »

L’avis des experts

Trois experts consultés par La Presse estiment que le problème des granules est pour le moment moins grave que celui des « microplastiques », les particules de plastique désagrégé encore plus petites. « On n’a pas beaucoup d’études sur les granules », estime Chelsea Rochman, une écologiste de l’Université de Toronto qui est spécialiste de la toxicologie du plastique.

« Ce que l’on sait pour le moment, c’est qu’ils peuvent avoir un effet macro, en bloquant certains conduits de certains animaux. Paradoxalement, on s’y attarde davantage parce qu’on les voit sur les plages. » Les études sur les granules se comptent sur les doigts d’une main, une étude britannique ayant par exemple montré que les bactéries peuvent voyager sur les granules dans les océans. Une étude japonaise sur des cellules humaines a montré des effets négatifs des granules, il y a 20 ans.

Mme Rochman veut pallier cette lacune grâce à un programme de collecte des débris de plastique sur les berges de Toronto, avec des filtres appelés Seabin, à la fois pour les étudier et dans un but de nettoyage. « Il sort chaque semaine des centaines d’études sur le plastique, mais il y en a très peu sur les granules », explique Martin Wagner, toxicologiste de l’Université norvégienne des sciences et des technologies.

« A priori, pour le moment, le consensus est que les fibres de polymères provenant des vêtements, par le rejet des machines à laver, sont les plus inquiétantes sur le plan toxicologique. » Mme Rochman travaille justement sur un filtre retenant les fibres dans l’eau de rinçage des machines à laver.

Tanya Cox admet que les effets toxicologiques des granules sont encore mal connus. « Parfois, on les enrobe de produits toxiques, alors il peut y avoir un effet chimique, mais nous nous y intéressons surtout pour leur effet direct sur la faune », dit Mme Cox. Dans le cas du X-Press Pearl, des baleines et des tortues se sont échouées peu après le naufrage et avaient dans leur estomac des granules de plastique, sans qu’on puisse attribuer leur mort aux granules.

L’ABC des billes de plastique

Les granules de plastique constituent un produit de base pour les « plastiques thermaux », qui peuvent être fondus et remodelés plusieurs fois. « Souvent, ils vont aller de l’usine de fabrication à une usine de traitement, où ils seront fondus, mélangés à des colorants ou à des polymères ayant des propriétés particulières, puis retransformés en granules pour le transport vers l’usine de production finale », explique Mme Cox. L’autre grande production est le plastique thermodurcissable, transporté sous forme liquide parce qu’il ne peut être transformé en solide qu’une seule fois. Le X-Press Pearl contenait aussi beaucoup de plastique thermodurcissable, qui s’est propagé dans l’océan parce qu’une tempête a empêché les autorités srilankaises d’entourer le navire en détresse de digues limitant les déversements de liquides.

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