109 000  fonctionnaires de plus sous Trudeau

L’arrivée au pouvoir des libéraux en 2015 coïncide avec une augmentation des effectifs des ministères et des organismes après les coupes du gouvernement conservateur de Stephen Harper. La hausse est néanmoins importante : le nombre d’employés de la fonction publique a bondi de plus de 40 % pour s’élever à quelque 368 000. Malgré tout, la prestation de certains services laisse toujours à désirer. un dossier de Mylène Crête

Fonction publique fédérale

Plus d’État, mais pas toujours plus de services

Ottawa — Près de 110 000 fonctionnaires se sont ajoutés aux effectifs des ministères et organismes depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux de Justin Trudeau en 2015, une hausse de 42 %. Le recours aux consultants a aussi augmenté. Pourtant, la prestation de certains services laisse toujours à désirer. Et même si les ministères projettent une baisse de leurs effectifs lors de leur planification annuelle, elle ne se matérialise pas.

Après cette augmentation soutenue de la taille de l’État, le gouvernement Trudeau a annoncé dans son plus récent budget l’abolition de 5000 postes de fonctionnaire par attrition… tout en créant de nouveaux programmes qui nécessiteront des employés pour les administrer. Une situation intenable, selon des observateurs.

Pour la ministre des Finances et vice-première ministre, Chrystia Freeland, cette petite réduction de la taille de l’État échelonnée sur quatre ans vise à « démontrer aux Canadiens et Canadiennes qui contrôlent leurs dépenses qu’on contrôle nos dépenses aussi ».

Pourtant, les 4,2 milliards d’économies que cette mesure devrait générer semblent bien peu en comparaison des 44 milliards de nouvelles dépenses ajoutées depuis 2019. « Il y a eu une augmentation très importante des coûts de fonctionnement du gouvernement fédéral », constate en entrevue l’économiste Louis Lévesque, ancien sous-ministre au Commerce international et aux Transports. Et elles sont « beaucoup plus élevées que ce qu’on avait prévu avant la pandémie ».

Services aux Autochtones, Immigration, Santé… tous ces ministères ont « fortement augmenté ». Et il y a les nouvelles initiatives comme le programme pour les services de garde, l’assurance dentaire et l’assurance médicaments.

« On a mis aussi beaucoup d’argent dans le fonctionnement de l’appareil général, ce qui amène la question : est-ce qu’on en a pour notre argent ? C’est une question qui se pose parce que c’est une augmentation extrêmement rapide des dépenses qui s’est faite. »

— Louis Lévesque, économiste et ancien sous-ministre au Commerce international et aux Transports

Après l’ère Harper

L’arrivée au pouvoir des libéraux de Justin Trudeau en 2015 coïncide avec une augmentation des effectifs des ministères et des organismes après les coupes du gouvernement conservateur de Stephen Harper. Le nombre de fonctionnaires est passé de près de 259 000 l’année suivante à environ 357 000 en 2023. Et la taille de l’État a encore augmenté au cours de la dernière année, atteignant quelque 368 000 employés au 31 mars 2024, selon le document du dernier budget fédéral.

Les données du Conseil du Trésor incluent tous les employés actifs, peu importe la durée de leur emploi – même les étudiants sont comptabilisés. La fonction publique fédérale comprend l’administration publique centrale et les organismes distincts assujettis à la Loi sur la gestion des finances publiques. Sont exclus les membres réguliers de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et des Forces armées canadiennes, les employés embauchés sur place à l’étranger pour travailler dans les ambassades et ceux de cinq organismes qui ne figurent pas dans le système de paie central1.

Le directeur parlementaire du budget, Yves Giroux, a constaté en 2023 qu’une large part de la hausse des dépenses de fonctionnement était attribuable à une hausse des dépenses en personnel. Celles-ci ont atteint 56,5 milliards en 2022-2023, selon son analyse. Il a été frappé par « l’augmentation continue et soutenue de la taille de la fonction publique ».

« Je m’attendais qu’à un certain point, ça atteigne un plateau », dit-il en entrevue.

Ses chiffres diffèrent de ceux du Conseil du Trésor parce qu’il inclut tous les employés des Forces armées canadiennes et de la GRC pour obtenir des données plus représentatives de la taille de l’État et calcule le nombre de fonctionnaires en équivalent temps plein (ETP). Dans sa dernière mise à jour, il estime que la fonction publique fédérale comptait 432 000 employés ETP en 2022-2023.

Bien que les ministères projettent chaque année une baisse dans leur planification, « la baisse ne se réalise jamais ».

« On voit plutôt une hausse année après année, et la baisse anticipée est toujours reportée dans le temps », observe-t-il.

Hausse de la population canadienne

Or, il ne faut pas oublier que la population canadienne a elle aussi fortement augmenté au fil des ans, fait valoir le syndicaliste Yvon Barrière. Elle est passée de 35 millions en 2015 à plus de 40 millions au 1er janvier 2024.

« Je pense que l’appareil gouvernemental n’a pas augmenté aussi rapidement que la population canadienne, surtout qu’on avait un retard à cause des coupes massives du gouvernement conservateur », explique celui qui est vice-président exécutif régional pour le Québec de l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) – le plus gros syndicat de fonctionnaires fédéraux avec ses 240 000 membres.

Le gouvernement Harper avait éliminé 26 000 postes entre 2011 et 2014. Il estime qu’il y avait un rattrapage à faire. Or, le ratio a augmenté au cours des dernières années.

Davantage de consultants

Le recours aux consultants a également augmenté de façon continue sous les libéraux. Les services professionnels et spéciaux ont atteint « un niveau record de 21,6 milliards » pour l’année financière 2023-2024, souligne le directeur parlementaire du budget dans l’un de ses rapports.

« Augmenter le recours aux consultants, ça peut se comprendre quand on fait appel à l’expertise qui n’est pas disponible à l’intérieur de la fonction publique, explique-t-il en entrevue. Ce qui est plus difficile à expliquer, c’est qu’on augmente le recours à l’expertise externe tout en augmentant significativement le nombre d’employés. »

Yves Giroux dit ne pas avoir reçu de réponse « très claire » du gouvernement sur cette question.

« On ne sait pas si c’est parce que l’expertise n’est pas la bonne dans la fonction publique ou si c’est parce qu’il n’y en a pas assez [d’employés]. Mais si c’est parce qu’il n’y en a pas assez, le gouvernement ne se serait pas engagé à réduire le recours aux consultants. »

— Yves Giroux, directeur parlementaire du budget

Le chef conservateur Pierre Poilievre a promis de réduire les dépenses pour les services de consultation s’il forme un gouvernement. « Nous nous débarrasserons de ce gaspillage et nous amènerons le travail au sein de la bureaucratie à un prix inférieur pour les Canadiens », avait-il déclaré devant son caucus en janvier. L’AFPC craint tout de même des coupes dans la fonction publique.

La hausse du nombre de fonctionnaires et de consultants n’est pas nécessairement synonyme d’une meilleure prestation de services. Par exemple, on ne compte plus le nombre de personnes qui finissent par faire appel aux médias pour faire débloquer une demande de permis d’études ou de résidence permanente après s’être butées à la machine du ministère de l’Immigration, qui est débordée.

« C’est là qu’on arrive à un constat qui suggère que la taille de la fonction publique n’a peut-être pas une relation directe avec la capacité des organismes et des ministères à atteindre leurs propres objectifs », note Yves Giroux.

« Il y a peut-être aussi une mauvaise gestion au niveau de l’attribution du personnel », rétorque Yvon Barrière. Il donne en exemple la crise des passeports en 2022 où des employés de Service Canada, affectés à d’autres tâches durant la pandémie, n’avaient pas tous été ramenés dans leurs postes initiaux en prévision de l’explosion de la demande.

« On a souvent collé une image de gens qui ne travaillent pas beaucoup, mais bien honnêtement, c’est tout le contraire, souligne le syndicaliste. On n’a peut-être pas nécessairement toujours les outils nécessaires pour exceller, mais les gens travaillent très, très, très fort dans les ministères. »

1 Service canadien du renseignement de sécurité, Commission de la capitale nationale, Placements Épargne Canada, Fonds non publics des Forces canadiennes, Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (avant 2010).

Fonction publique fédérale

Front commun des syndicats contre le retour au bureau trois jours par semaine

Ottawa — Les grands syndicats de la fonction publique fédérale promettent la guerre au gouvernement Trudeau contre le retour au bureau trois jours par semaine. Ils sont furieux de ne pas avoir été consultés et appellent le Nouveau Parti démocratique (NPD) à faire reculer le gouvernement dans le cadre de son entente avec les libéraux.

« Le gouvernement libéral de Trudeau doit se préparer à un été de mécontentement sous quelque forme que ce soit, que ce soit aux frontières ou à l’aéroport », a lancé le président national de l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC), Chris Aylward, en conférence de presse mercredi. Il veut également encourager ses membres à déposer des « dizaines de milliers de griefs ».

Le syndicat qui représente 240 000 membres tient actuellement des votes de grève pour les employés de l’Agence des services frontaliers du Canada. La politique de retour au travail en personne ne touche pas les agents aux postes frontaliers, mais concerne les autres employés de l’administration.

Le Conseil du Trésor a émis une nouvelle directive la semaine dernière pour que les fonctionnaires qui travaillent en mode hybride se rendent au bureau au moins trois jours par semaine au lieu de deux à compter du 9 septembre. Les cadres devront faire acte de présence quatre jours par semaine.

L’AFPC, l’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC), l’Association canadienne des employés professionnels (ACEP) et l’Association canadienne des agents financiers (ACAF) s’y opposent, d’autant que le gouvernement a annoncé son intention dans le dernier budget fédéral de se départir de nombreux édifices pour créer du logement.

Ils accusent le gouvernement d’avoir fait fi des lettres d’entente conclues l’an dernier avec le Conseil du Trésor sur le télétravail afin de répondre à la demande du premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, et du maire d’Ottawa, Mark Sutcliffe, inquiets pour l’économie du centre-ville de la capitale fédérale.

Leur position étonne le directeur parlementaire du budget, Yves Giroux. « C’est un peu étonnant parce que les fonctionnaires ont quand même de bonnes conditions de travail », avance-t-il en entrevue.

Productivité des fonctionnaires

Les quatre grands syndicats dénoncent des espaces inadéquats où il n’y a plus suffisamment de bureaux pour tous les employés et qui sont infestés par la vermine. Rien n’indique que le télétravail nuit à la productivité au contraire, ajoutent-ils, puisqu’ils ont moins de distractions et qu’ils peuvent ainsi abattre davantage de travail chaque jour.

M. Giroux dit avoir posé la question au Conseil du Trésor sur la productivité des fonctionnaires en mode hybride. « La réponse qu’on a eue, c’est qu’ils ne mesurent pas la productivité des gens en télétravail ou encore en présentiel, en disant que c’est assez difficile de la mesurer », rapporte-t-il.

« Mais je suis pas mal certain que les ministères individuels sont capables de déterminer assez facilement combien de passeports, par exemple, un employé typique est capable [de délivrer] par semaine ou par jour. La même chose pour l’Agence du revenu. Ils doivent être capables de mesurer ces choses-là. »

— Yves Giroux, directeur parlementaire du budget

Dans une lettre adressée à la présidente du Conseil du Trésor, Anita Anand, 16 syndicats réclament l’« annulation immédiate » du retour à trois jours par semaine au bureau.

La ministre Anita Anand a fait valoir que cet enjeu relève du droit de gestion de l’employeur. « C’est une décision qui reste avec le service public et les ministères », a-t-elle affirmé en mêlée de presse.

Dans une lettre, ils demandent au chef du NPD, Jagmeet Singh, de « reconsidérer » la position de son parti et « de faire un geste déterminant » dans le cadre de l’entente entre les libéraux et les néo-démocrates.

« Le plus troublant, c’est que le Nouveau Parti démocratique du Canada continue de soutenir un gouvernement qui méprise de façon aussi flagrante les droits et le bien-être des travailleuses et des travailleurs », écrivent-ils.

M. Singh n’est pas prêt pour l’instant à déchirer l’entente avec les libéraux. « On va utiliser notre pouvoir pour appuyer les travailleurs », a-t-il dit.

Le travail à distance avait été implanté au début de la pandémie de COVID-19 en mars 2020 pour éviter la propagation du virus. Trois ans plus tard, il est passé à un modèle de travail hybride à deux ou trois jours par semaine.

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