À la mémoire de ces 215 enfants

Sur les photos, il n’y a ni sang ni squelettes. Et pourtant, en regardant ces 215 paires de petits souliers posées sur notre grand déni collectif, on ne peut qu’être saisi par l’horreur vécue par les 215 enfants autochtones dont les restes ont été retrouvés sur le site d’un ancien pensionnat autochtone à Kamloops, en Colombie-Britannique.

La funeste découverte, qui a donné lieu à plusieurs hommages de Vancouver à Kahnawake, a été faite à des milliers de kilomètres du Québec la semaine dernière. Mais ce n’est pas une histoire lointaine pour autant. Ce n’est pas une histoire révolue non plus. Des vies brisées par des pensionnats autochtones, il y en a eu au Québec aussi. Et ce passé colonialiste que l’on déterre avec effroi est encore présent aujourd’hui.

En suivant l’enquête du coroner sur la mort de Joyce Echaquan, qui s’est ouverte avec une minute de silence à la mémoire de ces 215 enfants, lundi, il est troublant de voir à quel point les injustices d’hier et celles d’aujourd’hui se font écho.

Du cruel destin de ces enfants morts seuls, alors que l’on savait très bien ce que l’on aurait pu faire pour les sauver, à celui de cette mère atikamekw de 37 ans morte dans l’hôpital où elle aurait aussi pu être sauvée, il y a malheureusement un cruel fil conducteur : la déshumanisation des peuples autochtones engendrée par des politiques canadiennes colonialistes et racistes.

C’est cette déshumanisation qui a fait en sorte que Joyce Echaquan a été « méprisée à mort » à l’hôpital de Joliette, a souligné le DSamir Shaheen-Hussain, auteur de Plus aucun enfant autochtone arraché. Pour en finir avec le colonialisme médical canadien (Lux), venu témoigner de son expérience et suggérer des recommandations à l’enquête du coroner.

« Ce mépris s’est manifesté de façon évidente dans les propos des soignantes dans la vidéo qui a fait le tour du monde. Mais ce mépris fait partie intégrante du système de santé au Canada et le Québec n’est certainement pas une exception. »

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Avant le DShaheen-Hussain, le DStanley Vollant, chirurgien innu, témoignait aussi à l’enquête du coroner.

Il a évoqué les souvenirs traumatiques liés aux pensionnats que lui ont confiés des aînés de la réserve d’Obedjiwan. Des parents atikamekw faisaient deux jours de canot pour déposer leurs enfants au pensionnat au mois de septembre. En principe, ils devaient revenir les chercher à la fin du mois de juin.

« Souvent, il y avait des familles qui allaient chercher leurs enfants et il n’y avait plus d’enfants. On ne savait plus où ils étaient. »

Comme si c’étaient des objets perdus sans importance. Comme si leur vie ne valait rien.

C’est d’une cruauté inimaginable, pourtant imaginée sans grande difficulté par des gouvernements dits « civilisés » qui considéraient les peuples autochtones comme des « Sauvages ». Ainsi que le souligne avec justesse l’historien mi’gmaq Daniel Paul, qui a analysé l’œuvre des gouvernements canadiens se croyant « civilisés », « les Sauvages, ce n’était pas nous »1.

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Je parlais d’une funeste « découverte » en faisant référence aux 215 dépouilles retrouvées à Kamloops. Mais ce qui est peut-être le plus choquant, c’est que le gouvernement fédéral sait tout ça depuis longtemps et ferme les yeux. La discrimination à l’endroit des enfants des Premières Nations n’a pas été découverte dans une fosse commune la semaine dernière. Elle est bien connue et documentée depuis plus d’un siècle. Et elle se perpétue.

Dans les pensionnats, financés par l’État et gérés par l’Église, on cherchait à soustraire les enfants « sauvages » à l’influence de leurs parents. On les arrachait à leur famille, on les coupait de leurs racines, de leur langue et de leur culture pour les christianiser et les assimiler à la culture blanche dominante. On se contrefichait de la santé et du bien-être des enfants, qui étaient maltraités, mal nourris, soumis à des sévices physiques et sexuels. Leur taux de mortalité scandaleusement élevé ne semblait pas émouvoir qui que ce soit.

En 1907, en pleine crise sanitaire de tuberculose, Peter Henderson Bryce, médecin-chef recruté par le ministère des Affaires indiennes du Canada pour faire le point sur la santé des enfants des Premières Nations dans les pensionnats, avait pourtant sonné l’alarme. Il avait noté que le taux de mortalité des enfants y était passé de 24 % à 42 % en trois ans. Dans un pensionnat en particulier, 76 % des enfants étaient morts2. Des taux plus élevés que dans des camps de concentration…

Le DBryce avait imploré Ottawa de bouger. Des enfants meurent alors que l’on pourrait fort bien les sauver ! Améliorez la ventilation dans les écoles ! Arrêtez de mettre des enfants malades et en santé dans la même classe ! Donnez à ces enfants un accès équitable aux traitements de la tuberculose !

L’affaire avait fait la manchette. Ottawa avait tenté de cacher ce rapport embarrassant. On avait même fini par démettre de ses fonctions son auteur. Mais l’information avait fuité dans les journaux.

Malgré tout, les recommandations du DBryce, qui demandait que les enfants des Premières Nations soient traités avec équité et dignité, ont été ignorées. Et l’histoire s’est répétée.

Près de 115 ans plus tard, en écoutant le cri d’alarme de plusieurs médecins à l’enquête du coroner sur la mort de Joyce Echaquan, je me suis demandé combien de cris, combien de morts, il faudrait encore pour qu’il soit entendu. Combien de vies piétinées sur les marches du déni.

1. Cité par Cindy Blackstock, dans la préface de Plus aucun enfant autochtone arraché. Pour en finir avec le colonialisme médical canadien de Samir Shaheen-Hussain, Lux, 2021

2. « The Long History of Discrimination against First Nations Children », de Cindy Blackstock 

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