Opinion : Crise dans les CHSLD

On ne pourra plus détourner le regard

Il n’y a malheureusement rien de surprenant dans la tragédie qui a eu lieu au CHSLD Herron et dans celle qui se dessine dans plusieurs autres, autant privés, privés conventionnés que publics.

Vous nous excuserez de douter des paroles de nos dirigeants qui se disent « surpris » par cette situation.

Vous nous excuserez d’être en colère chaque fois qu’on entend « on ne pouvait pas savoir ».

Vous nous excuserez de lever un sourcil en entendant l’annonce d’un autre comité, d’un autre rapport tabletté.

Les infirmières, préposés aux bénéficiaires, médecins et tant d’autres essayent d’informer les autorités depuis des années sur les problèmes persistant dans les CHSLD. Laissez-nous vous rafraîchir la mémoire : 

En 2016, le préposé aux bénéficiaires Jean Bottari a été invité à l’émission Tout le monde en parle pour parler de la situation déjà critique dans les CHSLD.

Vous vous souvenez aussi d’Émilie Ricard, cette infirmière en CHSLD qui avait interpellé le ministre Barrette ? C’était en 2018.

Juste après le cri du cœur d’Émilie Ricard, l’une des signataires de cette lettre a eu l’occasion de participer à l’émission Tout le monde en parle. Elle y a rapporté qu’elle avait déjà eu 178 patients à sa charge en CHSLD. Cette infirmière était appuyée d’une équipe de préposés et d’infirmières auxiliaires extraordinaires, mais en nombre nettement insuffisant. Elle était la seule infirmière pour deux étages entiers de bénéficiaires.

Toujours en 2018, des préposés et infirmières ont témoigné anonymement des lacunes au CHSLD de Sainte-Dorothée (le même qu’une infirmière a dénoncé il y a quelques jours). On leur avait demandé d’« évaluer la possibilité de ne pas donner le bain hebdomadaire ».

Encore l’an passé, la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ) a mené un combat devant les tribunaux afin de forcer l’embauche de personnel dans un CHSLD. Le CIUSSS en question s’est battu pendant trois ans pour essayer d’éviter d’embaucher davantage de personnel. C’est une juge qui a finalement imposé une décision en janvier 2019. La juge Chantal Masse a écrit à cet effet : « Comment les infirmières et infirmières auxiliaires peuvent-elles prétendre prendre soin des bénéficiaires qui, par exemple, ne sont pas nourris adéquatement ou végètent dans une culotte d’incontinence souillée, faute de préposés aux bénéficiaires en nombre suffisant ? »**

Plus récemment, deux infirmières ont dénoncé les plans de contingence dans les CHSLD où, en raison du manque de personnel, on a réduit au minimum les activités de soins. Leur lettre se terminait ainsi : « Mesdames les ministres McCann et Blais, vous ne pouvez détourner le regard. Il est temps d’agir. »***

Difficile de ne pas tomber dans le cynisme quand on entend nos politiciens se dire « surpris » de ce que la crise de la COVID-19 révèle de plein fouet…

Détourner le regard de la crise des CHSLD et des conditions de misère imposées aux résidants et aux soignants semble avoir été la norme depuis des années.

Toutefois, pour ne pas sombrer dans le cynisme, il faut proposer des solutions. L’AQII et tous les signataires de cette lettre demandent à ce que, dès maintenant, un comité indépendant composé d’usagers ou de proches d’usagers avec des professionnels de la santé, dont des intervenants sur le terrain, soit mis sur pied pour recevoir les alertes des soignants sur les conditions en CHSLD, RI et RPA. Les dénonciations doivent pouvoir se faire de façon à garder l’anonymat des soignants, mais encore plus important, il faut leur donner suite.

Les propos des soignants doivent être documentés, et on doit en assurer le suivi. Il faut enlever la possibilité aux décideurs du réseau de « détourner le regard ». Écouter le personnel au front, c’est la seule manière d’avoir un portrait juste de la situation, que ce soit en CHSLD, en milieu hospitalier ou clinique. La tragédie du CHSLD Herron et l’éclosion incontrôlée de la COVID-19 à Sainte-Dorothée auraient pu être évitées si on avait écouté le personnel soignant et les familles qui crient à l’aide depuis si longtemps. Il faut dès maintenant mettre en place un système qui permettra d’assurer un suivi concret des alertes lancées dans le réseau de la santé et des services sociaux.

* Rédigé par les infirmiers et infirmières siégeant au Conseil d’administration de l’Association québécoise des infirmières et infirmiers (AQII) : Natalie Stake-Doucet, présidente ; Alexandre Magdzinski, vice-président ; Catherine Habel, trésorière ; Caroline Dufour, administratrice ; Julie Laurence, administratrice ; Kiesha Dhaliwal, administratrice

Cosignataires : Médecins québécois pour le régime public (MQRP) ; Marjolaine Goudreault, travailleuse sociale, présidente du RÉCIFS ; Elisabeth Laughrea, conseillère-cadre en soins infirmiers en CHSLD ; Isabelle Leblanc, médecin de famille ; Jean Bottari, activiste, ex-préposé aux bénéficiaires ; Yilin Zhao, MD, CCFP, médecin de famille ; Jessica Andrews, porte-parole familiale ; Kitty Li, infirmière ; Marie-Sophie L’Heureux, rédactrice en chef, magazine Santé inc., Association médicale canadienne, ex-infirmière ; André Doucet, technicien de laboratoire de pathologie retraité

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