Maroc

Les oubliés de Tanger

Tanger, — Maroc — Ville du nord du Maroc, Tanger compterait plus de 8000 sans-abri. Tout un monde qui subit de plein fouet les mesures de confinement en vigueur partout dans le royaume depuis le 20 mars. Des mesures impossibles à respecter quand on vit dans la rue, quand on y dort aussi.

Avant la COVID-19, ils étaient des dizaines à passer la nuit sous ses grandes alcôves crénelées. Ce matin de mai, ils ne sont qu’une poignée au pied de la mosquée Mohammed V. Tous endormis, emmitouflés dans des couvertures rapiécées, un carton détrempé comme matelas de fortune.

Ces dalles humides, ils y reviennent pour y passer des nuits courtes, agitées par des descentes policières souvent musclées. Parce qu’ils n’ont de toute façon pas d’autre endroit où aller, ici au moins la pluie battante ne les atteint que par à-coups. Loin au-dessus de ces formes invisibles, des haut-parleurs hors d’âge plantés en haut du minaret crachent l’appel à la prière du muezzin.

La bonne fée

Salima les appelle les sans-voix, les oubliés, « ceux que l’on ne voit pas même quand ils sont juste devant nos yeux ». C’est ici, devant la plus grande mosquée de Tanger, que cette jeune quadragénaire débute sa tournée.

Il est 6 h 45, soudain, la pluie s’est arrêtée. Garé en double file le long du boulevard, son utilitaire est plein à craquer : du pain, des sandwichs, des biscuits, du lait, quelques fruits, plus rarement des dattes et des pâtisseries.

Depuis deux mois, Salima distribue tous les matins une centaine de sacs-repas.  

« Au premier jour du confinement, j’ai tout de suite compris que tous ces gens dans la rue allaient crever de faim. Je ne pouvais pas regarder ailleurs. »

— Salima

Les sans-abri de la mosquée Mohammed V, Salima les connaît presque tous par leur prénom : Mohamed, Hakim et Hicham, caché, lui, sous sa couverture. Les petits sacs-repas, ils les découvriront à leur réveil. Comme le don d’une bonne fée, envolée dès qu’ils ouvriront les yeux.

Salima déploie jour après jour une énergie trépidante, pleine de passion et d’humanité, pour venir en aide aux exclus. Présidente d’une association de défense des animaux, elle s’occupe habituellement des chats et des chiens errants de Tanger.

Dès la tombée des premières mesures de confinement, elle a repensé son mode de fonctionnement : sa voiture de tournée lui servirait aussi pour nourrir ces gens de la rue qui ne peuvent plus mendier parce que tout est fermé. Restaurants, cafés, commerces : presque tous ont baissé le rideau.

Pas le temps de tomber malade

Le premier jour du confinement, la bénévole a distribué une centaine de repas dans les rues. Le lendemain, ce fut plus de 200. Grâce aux réseaux sociaux, elle a trouvé les fonds nécessaires pour doubler encore ses distributions. Et puis, d’autres associations, des particuliers aussi, se sont mis à livrer quotidiennement de quoi assurer ses tournées. Des sacs-repas prêts-à-manger, de l’huile, de la farine, des pâtes, les aliments de base pour ceux qui ont accès à une cuisine.

Les jours fastes, Salima et sa petite équipe parviennent à distribuer près de 500 repas. « C’est loin d’être suffisant, déplore-t-elle, mais on fait ce qu’on peut, surtout dans ces conditions. »

Quand on lui demande si elle a peur de tomber malade, elle répond du tac au tac : « Pas vraiment, il va bien falloir que ça arrive un jour ou l’autre. Mais pas aujourd’hui, ni demain d’ailleurs : il y a trop de gens qui comptent sur moi. Ma plus grande crainte, ce serait de contaminer les autres. »

Difficile distanciation

Dans la rue plus qu’ailleurs, il faut redoubler d’efforts pour se protéger de la COVID-19. Porter un masque, une évidence devenue obligatoire début avril au Maroc, et surtout respecter la distanciation sociale. Cette distanciation est difficile à faire comprendre. Et encore plus à mettre en pratique, dans un pays où la proximité est profondément ancrée dans les habitudes et où l’économie, par définition, est une économie de partage, de contact.

Cette distance sociale, Salima bataille pour la faire respecter lors de ses tournées quotidiennes, surtout celle de l’après-midi, quand Tanger bouillonne, même en temps de pandémie. C’est la tournée la plus importante de la journée, celle aussi où Salima prend le plus de risques.

Quand son utilitaire s’arrête aux portes de la médina, passage vers les vieux quartiers, le scénario est toujours le même. En quelques minutes, une petite foule se masse autour de la voiture, chacun entend récupérer au plus vite sa part, dans une tension souvent palpable. « METRO…. METRO… Un MÈTRE de distance ! » Salima hausse la voix dans un patois purement tangérois mélangeant l’arabe, l’espagnol et le français. Cet après-midi-là, ce sont deux gardiens de parking, massifs, qui viennent aligner la foule.

Ce mépris des gestes barrières révèle surtout la détresse dans laquelle le confinement plonge des milliers de Marocains. Des sans-abri qui ne peuvent plus mendier, mais pas seulement. Il y a aussi tous ceux qui ne peuvent plus travailler depuis deux mois. Des travailleurs du secteur informel, qui vivent de petits boulots non déclarés. Garçons de café, guides touristiques, ouvriers, gommeuses de hammams, tous se sont retrouvés sur la paille du jour au lendemain. C'est pour eux tous que Salima et ses alliés poursuivent leur travail, malgré les risques qu'il comporte.

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