Contexte

À qui appartiennent les paysages ?

Les vacances arrivent. Enfin. C’est le moment de faire le plein de nature, loin du travail, du quotidien. La grande évasion, au milieu d’un paysage parfait. À condition de le trouver. L’accès au paysage est-il un droit inaliénable ou un privilège réservé aux propriétaires et locataires assez riches pour avoir devant les yeux un panorama splendide ?

Le privilège du beau

À Natashquan – qui n’est pourtant pas le village le plus visité de la province, car presque au bout de la route 138 –, certaines des maisons qui ont accès à la plage sont désormais des propriétés de résidants temporaires, raconte Kristina Gauthier-Landry, autrice du recueil de poésie Et arrivées au bout nous prendrons racine.

La jeune écrivaine est originaire de la place et assez vieille pour avoir connu Natashquan avant l’arrivée de la 138. La route a changé beaucoup de choses.

Les gens qui vivent près de l’eau ont les moyens, dit-elle. Les maisons plus modestes sont dans les rues reculées.

« Est-ce que le paysage appartient à tout le monde ? répète-t-elle, à voix haute. Dans l’absolu, oui. Dans les faits, non. »

Partout au Québec, l’accès au paysage est parfois l’apanage de certains privilégiés.

Si vous vous promenez le long du lac Memphrémagog, vous allez essentiellement voir des haies de thuyas, relate le professeur Sylvain Paquette à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal.

Oui, une plage a été aménagée, dit-il, mais si on fait le tour du lac, on trouvera surtout des résidences privées.

L’accès au paysage peut être compliqué en milieu rural.

« Si on n’est pas propriétaire d’un chalet, qu’est-ce qu’on fait ? Si on n’a pas les moyens de se payer un hébergement au Manoir Richelieu, dans Charlevoix, qu’est-ce qu’on fait ? », demande le professeur, qui précise que l’accès aux lacs s’est beaucoup privatisé dans la province. Et que parfois, cela coupe aussi la vue du paysage.

« Au Québec, il n’y a aucune législation quant à l’accès à la nature ou à un morceau de campagne, en dehors des parcs nationaux ou des parcs régionaux. »

— Sylvain Paquette, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal

Et même, dit-il, les frais d’hébergement dans les parcs ont beaucoup augmenté.

Comment alors s’assurer d’un meilleur partage de ce que la nature offre de plus beau ?

D’autres territoires ont opté pour une stratégie d’accès différente, explique cet expert qui est aussi titulaire de la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal.

Il cite en exemple la loi littorale française et, plus largement, l’Europe du Nord où un droit coutumier permet à tous d’avoir accès à des terres privées. « Si on y fait des activités qui ne sont pas dommageables, précise-t-il. Si on veut aller marcher, cueillir des champignons. Même faire un feu. On a accès à la nature. Peu importe son statut, public ou privé. »

C’est une option qui mérite d’être regardée, voire adaptée au Québec, dit-il.

Un droit, pas un privilège

L’accès au beau et au paysage est bel et bien un droit universel, croit Anne-Marie Asselin, directrice générale de l’Organisation bleue, un OBNL québécois qui fait des actions d’impact environnemental, notamment en faisant du nettoyage de berges.

« Le paysage est non seulement un patrimoine dont la responsabilité devrait être sociétale, mais ça devrait aussi être libre d’accès et libre de droits. »

— Anne-Marie Asselin, directrice générale de l’Organisation bleue

Anne-Marie Asselin a particulièrement à cœur la protection, la valorisation et l’accès des berges du fleuve.

« Je compare le fleuve à l’aorte du Québec, dit-elle. Ça parcourt notre territoire. C’est ce qui nous permet de nous nourrir. D’avoir accès à une espèce de mer intérieure. Nous sommes très liés au fleuve, les Québécois. Plus de 80 % de la population habite à proximité du Saint-Laurent. »

Et maintenant, de revendiquer ses berges est un peu étrange, en ce sens où ça devrait être tout naturel, exprime Anne-Marie Asselin.

Or, chaque municipalité peut gérer son littoral. Heureusement, plusieurs ont à cœur cette préoccupation : à Québec, la promenade Champlain longe le fleuve ; Rimouski a aussi aménagé ses rives, cite-t-elle en exemple.

« On voit qu’il y a une mouvance vers la volonté de redonner le littoral aux Québécois », se réjouit cette biologiste marine.

Les réjouissances coupent toutefois court lorsque ses pensées voguent vers Montréal.

« Montréal est une île. On l’oublie tellement souvent. On a accès à peut-être 10 % des côtes. Tout le reste est privatisé, dont le port de Montréal. On n’a pas accès au littoral. Ça devient un cheval de bataille gigantesque, mais important. »

— Anne-Marie Asselin, directrice générale de l’Organisation bleue

Si vous voulez admirer le Saint-Laurent, vous pouvez aller à La Malbaie, faire une pause lecture.

« On a la bibliothèque municipale qui a la meilleure vue de tout le Québec, à La Malbaie. Elle donne directement sur le fleuve », prétend Amélie Adam, chargée de projet en environnement à la Réserve de la biosphère de Charlevoix.

Les beautés naturelles de cette région ne sont plus à vanter depuis belle lurette. Et depuis un bon moment aussi, on se préoccupe de leur conservation, dans un coin de pays où tout le monde s’approprierait bien un petit bout de beauté.

Déjà, à la fin des années 1990, les schémas d’aménagement de la MRC de Charlevoix et Charlevoix-Est indiquaient que les paysages commençaient à se dégrader et que des actions devaient être prises, énonce Amélie Adam.

« C’est une préoccupation pour l’ensemble de la population. Dans Charlevoix, ça fait longtemps que les paysages jouent un rôle social, économique et culturel. »

— Amélie Adam, chargée de projet en environnement à la Réserve de la biosphère de Charlevoix

Selon Amélie Adam, malgré une privatisation certaine, la population – et les visiteurs – a encore accès aux paysages et plusieurs actions ont été prises pour s’assurer de leur pérennité, dont la mise en place de l’Entente sur les paysages de la Capitale-Nationale.

Cette entente de trois ans, renouvelable en 2025, veut notamment mettre en valeur et protéger les panoramas grâce à des projets dans six MRC de la région, dont les deux qui couvrent Charlevoix.

Cela mènera à des projets comme l’aménagement du parc aux Éboulements, avec vue sur le fleuve, l’installation de photos sur le bord de la route 138, à Petite-Rivière-Saint-François, et un belvédère à Baie-Sainte-Catherine qui fait la part belle au fjord.

Surtout, explique Amélie Adam, cette nouvelle façon de procéder place la population au cœur du processus de réflexion et d’aménagement des paysages charlevoisiens.

Des gens et des paysages

Quand l’accès au paysage charlevoisien est en péril, « la population se mobilise rapidement », constate Amélie Adam, de la Réserve de la biosphère de Charlevoix. C’est vrai aussi pour d’autres enjeux dans la région, car « la population ici est fortement mobilisée », dit-elle.

Il reste que, partout, la mobilisation et l’intérêt sont souvent mus par une menace. Et dans le cas de l’accès, la protection et la valorisation du paysage, c’est souvent un projet de développement qui est la force motrice de la participation citoyenne.

« Ça fait longtemps que cette réflexion que le développement doit prendre en considération le paysage existe », précise Amélie Adam.

Le professeur Sylvain Paquette le confirme : l’implication citoyenne est essentielle.

Cogestion, codéveloppement, codesign, coconstruction…

Le « co » est devenu difficile à éviter, car « la notion de paysage a évolué vers une plus grande démocratisation ». « Il faut penser sur un plan collectif », dit-il. Ça ne mènera probablement pas à un consensus, mais à des visions qui pourront ensuite guider les actions.

« Le paysage, ça n’est pas d’imposer une vision, mais d’être dans le dialogue. »

— Sylvain Paquette, titulaire de la Chaire en paysage et environnement de l’Université de Montréal

Il ne faudrait pas mettre le paysage sous une cloche de verre. Ça serait une erreur, poursuit le professeur Sylvain Paquette, car on en exclurait les populations humaines. « Il ne faut pas juste parler de protection, dit-il, il faut parler de mise en valeur. Et de développement. Ça n’est pas parce qu’on parle de paysage qu’on est contre le développement. »

L’équilibre entre le développement et la protection n’est pas toujours facile à atteindre.

« Que l’on parle de barrage, de pêche, d’exploitation forestière ou minière, c’est toujours la balance entre le paysage, la nature et l’économie. Il y a des humains qui habitent dans ce paysage-là », dit l’autrice Kristina Gauthier-Landry alors que l’on évoque Sept-Îles, où elle a étudié. L’aluminerie Alouette est désormais imbriquée dans le paysage, « tellement qu’on ne la voit plus ».

« Alouette a créé un nouveau paysage sorti de la science-fiction », dit-elle.

De l’importance de protéger le fleuve

Nathalie Gravel, professeure au département de géographie de l’Université Laval, déplore que la privatisation donne lieu à des catastrophes pas naturelles du tout et qui font partie du paysage, malgré lui.

Elle donne en exemple des tours de logements qui ont poussé devant la marina de Cap-Rouge, à Québec, dans des zones en pente, qui sont dommageables pour le fleuve, car il y a risque pour l’érosion, et pour le paysage.

Pour contrer ce genre de projets, Nathalie Gravel appuie la reconnaissance du Saint-Laurent comme personnalité juridique, car, selon elle, une protection du fleuve serait bonne pour l’ensemble de l’écosystème riverain. Dont les berges.

Déjà, une quinzaine de municipalités appuient ce projet de reconnaissance juridique. « La municipalité qui signe l’appui devra ensuite surveiller les autorisations qu’elle donne », dit Nathalie Gravel.

La rivière Magpie, sur la Côte-Nord, a cette reconnaissance depuis 2021.

Quel est le statut de la rivière Magpie ?

La rivière Magpie, située sur la Côte-Nord, a reçu en 2021 le statut de personnalité juridique, une déclaration commune d’élus régionaux (de la MRC de Minganie, notamment) et d’un regroupement d’organismes mené par l’Alliance Muteshekau-shipu. Si elle devait être touchée par un lotissement qui porterait atteinte à son intégrité, elle aurait ainsi un outil juridique comparable à ceux offerts à tout individu devant les tribunaux à sa portée. Québec solidaire a déposé l’année dernière un projet de loi afin d’offrir la même protection au fleuve Saint-Laurent. Le projet est porté depuis 2018 par l’Observatoire des droits de la nature. Cette forme de reconnaissance, qui donne accès plus simplement à des recours, ne protégerait pas en soi les cours d’eau de lotissements potentiels. À preuve, le Parti québécois a déposé en février dernier une motion à l’Assemblée nationale qui demandait la reconnaissance du caractère exceptionnel de la Magpie et elle a été rejetée. La motion demandait aussi que le gouvernement et Hydro-Québec s’engagent à ne pas construire de nouveau barrage sur cette rivière.

Les berges du fleuve ne seraient pas protégées. Le panorama, non plus. Mais la Voie maritime, oui, avec tout ce que cela implique. « On pourrait se demander si c’est dans l’intérêt du fleuve de défricher pour construire de gros édifices qui s’intègrent mal dans le paysage ? demande Nathalie Gravel. Clairement, la réponse serait non. »

La loi donne un cadre, explique l’avocat américain Grant Wilson, directeur de l’Earth Law Center, une organisation internationale sans but lucratif établie au Colorado qui défend le droit de la nature.

« Nous croyons que le système judiciaire devrait aussi représenter la nature », explique-t-il.

À preuve, ce qui se fait en Amérique latine.

« La protection de la nature y est un mouvement de masse, précise Grant Wilson. Ça n’est pas adopté universellement, mais c’est en route et je ne serais pas surpris si, d’ici 10 ans, il y avait un traité des droits de la nature entre les pays d’Amérique latine. »

Le Mexique offre aussi déjà une protection à la nature grâce à un amendement constitutionnel. Plusieurs États protègent la nature et son accès, précise l’avocat américain.

Or, on est au début de l’implantation de ces lois. Et cela soulève assurément des questions de propriété et de façon d’appliquer la loi. C’est particulièrement un défi auprès de l’industrie touristique, pour laquelle l’accès au paysage et à la nature a une immense valeur.

« Malheureusement, concède Grant Wilson, le système légal est rempli de contradictions… »

Surtout que de reconnaître des droits à la nature entre complètement en opposition avec la notion que si vous possédez un terrain (ou un hôtel en bord de mer !), vous êtes propriétaire de la nature qui vient avec et vous pouvez en faire ce que vous voulez.

« Je crois que, autant pour le Mexique que pour le Canada et les États-Unis, il faut redéfinir ce que les droits de la propriété impliquent pour la nature, dit-il. Et cette idée que nous pouvons faire ce que nous voulons de cette ressource. En fait, les humains ont un devoir envers la nature qu’ils détiennent. »

Un pays pour tous

Le paysage est un concept relationnel.

« C’est cette relation entre l’individu et le territoire dans lequel il se trouve comme résidant ou comme touriste », le définit le professeur Sylvain Paquette, de l’Université de Montréal.

« Un même paysage peut être apprécié ou pas, précise-t-il. Un même paysage peut avoir une valeur patrimoniale pour un, alors qu’un autre va y voir une valeur environnementale. Un autre, une valeur plus d’attachement affectif. »

La preuve ?

Dans certains villages de la Côte-Nord, les maisons font dos à la mer.

« On appelle le fleuve la mer là-bas », dit l’autrice Kristina Gauthier-Landry, qui sent le besoin de préciser.

« Il y a un poème dans mon livre qui dit que les maisons boudent et tournent le dos à la mer. Ce poème est inspiré de la configuration de plusieurs villages sur la Côte-Nord dont les maisons ne sont pas construites pour faire face au fleuve, mais pour faire face à la 138. On a un super beau panorama. Des plages de sable, des caps de roche, le fleuve tellement large que tu ne vois pas l’autre bord, et certaines maisons font dos à ça. »

— Kristina Gauthier-Landry, autrice

C’est que certaines personnes lui préfèrent, parfois, la route qui annonce de la vie. L’espoir de la visite qui arrive, qui brise l’isolement.

« C’est un autre genre de paysage, dit la poète. Un paysage humain. »

Cette fille de pêcheur de crabe est désormais installée en ville. Son livre Et arrivées au bout nous prendrons racine ne porte pas sur les paysages. Pourtant, la Côte-Nord de l’autrice y est bien là. Très présente, mais en filigrane.

« Le paysage s’est inséré à mon insu, dit-elle. Car ce n’est que ça, la Côte-Nord. Un paysage. Sans artifice. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.