Arts

À l’opéra de Paris, la symphonie de Chagall

Lorsqu’il avait visité son atelier pour la première fois, en 1912, Apollinaire avait qualifié la peinture de Chagall de « surnaturelle ». Le plafond du Palais Garnier, où se trouve l’Opéra de Paris, l’est aussi. Cette fresque, peinte par l’artiste au début des années 1960, est un enchantement, une apothéose, un concert de couleurs. Retour sur la genèse de cette œuvre audacieuse, photographiée en exclusivité mondiale pour Paris Match par Izis, et qui, à l’époque, fit scandale.

Le soir du 17 février 1960, à l’Opéra de Paris, André Malraux, ministre des Affaires culturelles, assiste avec le général de Gaulle à la représentation de Daphnis et Chloé, dont les décors sont signés Marc Chagall. À l’entracte, Malraux jette un œil distrait au plafond, un peu fané, peint en 1872 par le très académique Jules-Eugène Lenepveu. Ainsi l’idée surgit : pourquoi ne pas demander à Chagall d’imaginer une nouvelle œuvre ? La commande est officialisée en 1962.

L’artiste poète a 75 ans, il vient de terminer les vitraux d’une synagogue à Jérusalem. D’abord effrayé par l’ampleur de la tâche – plus de 220 mètres carrés à orner – et les critiques qui se déchaînent – vandalisme, on ne touche pas à une institution, même poussiéreuse ! –, il s’attelle à une série de croquis et de maquettes dans sa maison de Vence, puis accepte le défi. Les attaques sont si virulentes qu’il doit s’enfermer en secret à Paris avec ses trois assistants, dans les ateliers des Gobelins. Son ami Izis, l’un des plus grands photographes du XXe siècle, qui a rejoint Paris Match dès 1949, a le droit de lui rendre visite. Il reste le seul au monde à avoir immortalisé la genèse de cette symphonie picturale.

« L’Opéra de Paris est unique parce que les spectateurs de son parterre sont les plus élégants du monde et que les femmes, entourées d’hommes en habit, y sont habillées comme des fleurs », dit Chagall.

« Tout le parterre, un soir de première, n’est qu’un gigantesque bouquet de fleurs. Mon plafond doit être son fidèle reflet. »

— Chagall

Une œuvre de génie

Mélomane, il imagine un hommage à 14 compositeurs de toutes les époques, met en scène Wagner avec Tristan et Isolde, Mozart qu’il voit comme un ange à tête d’oiseau pour jouer La flûte enchantée tandis que la Carmen de Bizet sera pieds nus... Ni haut ni bas, mais un mouvement circulaire, un déluge de couleurs où les personnages s’animent comme dans une valse. André Malraux vient observer l’avancement des travaux. Son regard s’éclaire : « Il peut arriver un jour, dans la vie d’un peintre, où son génie, explosant, peut lui faire résumer toute sa vie dans un tableau. Voilà ce qui est arrivé. » Heureux, Chagall fait du ministre un de ses personnages : il apparaît derrière une fenêtre, près de Pelléas et Mélisande de Debussy.

Pour ne pas attiser davantage de haine, le plafond original de Jules-Eugène Lenepveu est conservé : la fresque de Chagall est réalisée sur 12 panneaux amovibles tendus par-dessus, mais malgré tout assemblés sous protection militaire ! Inauguration le 23 septembre 1964. Accueil enthousiaste, malgré une poignée de persifleurs qui accusent le favori de Malraux de s’être enrichi sur le dos du contribuable. Pourtant, Marc Chagall n’a touché aucun salaire. Il a juste pris soin de se réserver une place tout là-haut, avec sa palette et ses pinceaux, dans son panthéon dédié à l’amour de la musique et de la vie.

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