Les étés meurtriers

Combien d’étés meurtriers faudra-t-il encore pour que nous prenions vraiment la mesure de l’urgence climatique ?

Combien de records de chaleur fracassés ?

Combien d’incendies de forêt, de jours de smog et de lunes orange ?

Combien de morts avant que, comme devant l’urgence pandémique, l’on prenne véritablement conscience du danger et des actions radicales qui s’imposent ?

Alors que l’on a enfin l’impression de voir le bout de la pandémie et que l’on meurt d’envie de revenir à la « normale », l’été déréglé nous rappelle cruellement que c’est la dernière chose à faire. Car n’est-ce pas cette même vie dite « normale » où l’on pollue sans compter qui nous a menés vers ces étés meurtriers ?

Les experts nous avertissent pourtant depuis des décennies. Malgré les avertissements, nous demeurons bien mal préparés.

Dans la lutte contre la COVID-19, les pays riches ont pu se ruer vers les vaccins pour protéger le plus grand nombre de vies. Dans la lutte contre les changements climatiques, c’est plus compliqué. La richesse ne suffit pas comme bouclier. Aucun pays, aussi fortuné soit-il, n’échappe à la menace, comme en font foi les récentes inondations en Allemagne et en Belgique ou les incendies qui embrasent la Colombie-Britannique.

Le réveil a aussi été brutal pour ceux qui croyaient encore que le réchauffement climatique dans un pays « froid » comme le Canada ne ferait qu’adoucir un peu leur climat… La réalité, c’est que le pays se réchauffe à un rythme deux fois plus élevé que le reste de la planète et que c’est une très mauvaise nouvelle.

Début juillet, après une seule semaine de canicule, la coroner en chef de la Colombie-Britannique rapportait déjà 719 morts subites qui seraient liées à la chaleur extrême. Un bilan meurtrier beaucoup plus accablant que celui de l’été covidien au pays. Et pourtant, les mesures anti-COVID-19 demeurent bien plus radicales que celles que nous adoptons pour le climat. Alors que les États ont débloqué des fonds sans précédent pour affronter la pandémie, à peine 2 % de ces sommes ont été consacrées à la transition en faveur des énergies propres, a indiqué cette semaine l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Résultat : l’AIE prévoit que les émissions mondiales de CO2, après une baisse observée dans la dernière année, atteindront de nouveaux niveaux records d’ici 2023 (voir texte à l’écran 14).

Dire que l’heure est grave relève de l’euphémisme.

« La vie sur Terre peut se remettre d’un changement climatique majeur en évoluant vers de nouvelles espèces et en créant de nouveaux écosystèmes. L’humanité ne le peut pas », lit-on dans un résumé d’un rapport préliminaire du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dont l’AFP a publié des extraits le 23 juin (1).

Pénurie d’eau, exodes, extinctions… D’ici 30 ans, voire plus tôt, la vie comme on la connaît sera bouleversée par le dérèglement climatique, avertit le GIEC. « Le pire est à venir, avec des implications sur la vie de nos enfants et nos petits-enfants bien plus que sur la nôtre ».

Le président Donald Trump a souvent raillé les discours émotifs de la militante Greta Thunberg qui, à raison, s’indigne de ce « pire » à venir que nous léguons à nos enfants et à nos petits-enfants. En 2019, dans un tweet odieux devenu célèbre, Trump se moquait de son combat en l’invitant à mieux « gérer sa colère » et à se détendre en regardant un bon vieux film. Or, le film-catastrophe qui se déroule sous nos yeux rappelle à ceux qui en douteraient encore que cette colère qui en appelle à l’action urgente est non seulement saine, mais encore nécessaire. La gestion de l’indifférence et de l’indécence de ceux qui nient l’urgence climatique, se disent « après moi, le déluge » ou croient le moment bien choisi pour se payer un vol vers l’espace ultrapolluant devrait nous préoccuper davantage que la gestion de la colère des jeunes qui se mobilisent pour l’environnement.

Devant le scénario apocalyptique qui se répète et s’intensifie, certains se demandent même si le temps n’est pas venu pour les scientifiques de sortir de leur traditionnelle posture officiellement neutre et distante pour exprimer clairement leurs inquiétudes.

« Face à l’urgence climatique, les scientifiques doivent exprimer leurs émotions », plaidait dans une récente tribune du quotidien Libération un collectif de chercheuses et chercheurs (2). Ils craignent que les passages les plus éloquents et les plus poignants du rapport préliminaire du GIEC obtenu par l’AFP ne figurent pas dans la version définitive. De peur que l’on reproche à leurs auteurs d’avoir cédé à l’émotion et manqué à leur devoir de neutralité. Mais comme devant les pires injustices, on peut se demander à qui profite cette illusion de neutralité devant les cataclysmes annoncés. « La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime », disait Elie Wiesel.

Il ne s’agit pas ici de céder à la panique en annonçant l’apocalypse. Mais juste de bien saisir l’ampleur du désastre et d’agir en conséquence, comme on l’a fait devant l’urgence sanitaire.

Devant l’urgence climatique, il n’y a pas de vaccin, pas de solution miracle. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire. Au contraire, ce que ça veut dire, c’est qu’il y a beaucoup à faire. Pour limiter le plus possible les dégâts, pour prévenir des catastrophes et d’autres morts évitables, on n’a d’autre choix que de faire de la lutte contre le réchauffement climatique une priorité absolue. On n’a pas le choix d’abaisser nos émissions de gaz à effet de serre. On n’a pas le choix d’exiger mieux de nos gouvernements. On n’a pas le choix de changer radicalement notre mode de vie. La bonne nouvelle, c’est que la pandémie nous a montré que c’est possible de le faire.

« Nous avons besoin d’une transformation radicale des processus et des comportements à tous les niveaux : individus, communautés, entreprises, institutions et gouvernements, plaide le GIEC. Nous devons redéfinir notre mode de vie et de consommation. »

Ça peut sembler utopique ou illusoire. Mais ce qui l’est davantage, c’est de penser que l’on peut revenir à notre vie « normale » sans courir à notre perte, vers d’autres étés meurtriers.

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