ENTRE QUATRE YEUX BÏA

Contre vents et marées

Mardi prochain, Bïa lancera son cinquième album, Navegar. Entre la mer et l’eau douce, entre le Brésil et le Québec, Navegar, qu’elle a mis trois années à concocter, ne peut pas être plus Bïa, avec quelques interprétations de « classiques » et quelques collaborations. Une pochette habillée de superbes photos signées Christina Alonso, du rouge et du vert, des paysages et des visages. Disons qu’il s’agit d’un album sensuel et suave…

Je me suis rendu compte que, finalement, je connaissais peu Bïa. Même s’il m’est arrivé de faire du micro avec elle à quelques occasions. Je savais, comme un peu tout le monde, qu’elle était brésilienne de naissance, qu’elle avait navigué pendant quelques années, qu’à une certaine époque, guidée par l’amour, elle avait vogué de port en port pour enfin accoster au Québec.

Or, cet album qu’elle nous offre, Navegar, on sait dès la première écoute qu’il est d’elle. On sent ses racines. Beaucoup. Partout.

« C’est vrai, admet-elle. C’est entre les racines et les ailes. Les racines, c’est Rio, et les ailes, Montréal. Deux pôles très forts. » Elle s’est donné la liberté de créer, mais aussi d’interpréter pour fuir, en partie, la solitude de l’auteur-compositeur. « J’étais tannée de parler de moi, j’avais aussi envie de parler des autres. »

Liberté. Le mot revient souvent dans le discours de Bïa. Comme les cailloux du Petit Poucet, il lui permet de retrouver sa route, de ne pas s’égarer. On sent sa quête. Elle voulait que Navegar soit plus que de la musique, qu’il soit aussi un objet porté par les mots du poète.

Elle avait en tête la mer, une image, des couleurs, du rouge et du vert.

Elle a ainsi renoué avec une partie de sa vie, toutes ces années où elle est partie en bateau, mais sans nostalgie.

« J’ai fait un gros rejet de cette époque pendant des années. Et maintenant, je ne pense plus qu’à ses côtés magiques. J’ai vécu près de huit ans sur ce bateau, dont cinq à naviguer. C’était aussi lié à une histoire d’amour. » — Bïa

Quand l’histoire d’amour a fait naufrage, le bateau lui-même est devenu pour Bïa le symbole d’une prison. L’excessive liberté s’est transformée en détention. Elle s’est donc évadée. Sa musique l’a sauvée.

NAVIGUER, FAIRE LA PAIX

Aujourd’hui, elle s’est réconciliée avec tout ça ; ses souvenirs ont changé de teintes et elle réalise le privilège qu’elle a eu.

« Mais je regarde ça avec tendresse, pas avec nostalgie. Je suis trop satisfaite de ma vie actuelle, celle que je me suis construite moi-même. Le bateau, c’était la vie de quelqu’un d’autre dans laquelle je m’étais embarquée. Assumer le mot “naviguer” à nouveau, c’est une façon pour moi de faire la paix. Le bateau, c’était sa passion. Ma passion à moi, c’était lui, mon mari. Je ne partageais pas sa vocation. Je voulais une vie sociale, quelque chose qui me ressemble, faire de la musique. »

Il y avait de toute évidence incompatibilité. Bïa a emprunté sa propre voie. Lui, à bord du Saravah, a continué sa route, longé les côtes de l’Afrique et rencontré la mort qui, implacable, avait pris les traits du paludisme.

Navegar n’est pas pour autant autobiographique. « C’est plus impressionniste qu’autobiographique. Je ne raconte pas ma souffrance. Comme le chantait Barbara, je n’ai pas la vertu des femmes de marin, mais je voulais donner l’image d’une femme de marin qui associe la ligne d’horizon qui se brise à son amour déçu. »

UN HIVER AU QUÉBEC

C’est le premier hiver qu’elle passe au complet au Québec. Elle l’a choisi. Cependant, elle se sent maintenant assez québécoise pour se permettre de râler. Elle n’a pas nécessairement envie de retourner vivre au Brésil. « Ce qui ne veut pas dire que je n’y retournerai pas. »

Il faut dire que sa vie n’a été que voyage, déplacement, exil, errance.

À 3 ans, la laissant aux bons soins de sa grand-mère, son père avocat et sa mère urbaniste, des intellectuels de gauche, ont fui la dictature.

« J’étais petite, mais j’étais consciente parce que, chez nous, tout passait par la parole et par la musique. Ils auraient pu ne pas se mêler de politique ni d’enjeux sociaux et syndicaux. Or, ils ont fait des choix. Mon père a été emprisonné, torturé. Il militait et il assumait son statut. Le monde, pour mes parents, avait un sens, celui de la justice et de la justesse. »

L’exil les a menés au Chili, où la petite Bïa les a rejoints. Et il y a eu le coup d’État, qui a précipité leur départ vers le Portugal, où ils sont restés quelques années. « C’est pour cela que j’éprouve une telle tendresse pour le Portugal. D’ailleurs, je vais y aller bientôt avec Carlos, mon fils de 9 ans, pour lui montrer où j’habitais, où je suis allée à l’école : un voyage-pèlerinage, quoi ! »

Après, il y a eu l’amnistie, le retour au Brésil, des études universitaires en journalisme et l’année sabbatique qui, en quelque sorte, a changé sa vie.

« Avec sac à dos et guitare, j’ai voyagé en Europe. J’ai goûté à la liberté, au rejet de la société bourgeoise. Je crois que j’avais la nostalgie de l’époque hippie que je n’avais pas connue. » — Bïa

C’est au cours de cette épopée qu’elle a rencontré son marin grâce à Pierre Barouh et découvert au sextant et sans GPS une nouvelle vie.

Deux fois au cours de notre rencontre, elle a évoqué le cinquième anniversaire de la mort de son père, à qui, de toute évidence, elle était très attachée.

« Cela fait cinq ans que mon père est mort, mais je parle avec lui dans ma tête. Je me sers de sa philosophie et de ses maximes pour orienter mes choix. Pour moi, le passé vient compléter le présent. Il y a des retours qui se font naturellement. C’est davantage des images que l’envie, par exemple, de retourner sur un bateau. Des images de la mer, de son côté maternel, chaud, sensuel, apaisant, mais aussi, quelquefois, effrayant. »

Une déferlante l’a rejetée sur les côtes du Québec, où elle a été reçue citoyenne en 2006, où elle s’est ancrée, où elle a fondé une famille.

Les lendemains, toutefois, ne chantent pas forcément. « Pour remettre un peu les choses en perspective, dit-elle, on vit maintenant dans une société de l’hypersécurité et de l’hyperinsécurité. Mais il faut garder en tête qu’on a fait des acquis, dont on jouit aujourd’hui dans plusieurs endroits sur cette planète. Il ne faut pas laisser polluer les libertés acquises. On doit se demander si on respecte les notions de solidarité, de collectivité et de légitimité démocratique. Je vois des lueurs d’espoir dans les mouvements comme Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce. Bien sûr, je suis une femme de gauche, j’ai de l’espoir, mais il faut rester vigilant face à la propagande néolibérale qui essaie de nous noyer dans les chiffres. »

Se noyer, même dans les chiffres : inacceptable pour celle qui fut femme de marin !

MUSIQUE DU MONDE

Bïa

Navegar

Biamusik

Sortie mardi prochain

DATES MARQUANTES

1979

« La loi de l’amnistie au Brésil, qui a permis à ma famille de revenir après des années d’exil. »

1998

« Mon premier voyage au Québec, qui a fini par changer ma vie. »

OCTOBRE 2002

« Première élection de Lula à la présidence du Brésil. »

2015

« La sortie de mon album Navegar. Et le 8 avril, je ferai la première partie de Gilberto Gil. Rien que de pouvoir le côtoyer dans les coulisses et lui montrer que, moi, je chante aussi… C’est mon idole. Il y a lui, Caetano Veloso et Chico Buarque, le trio invincible. »

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