Caribous du Pipmuacan

Les prochains à disparaître ?

De plus en plus encerclée par les coupes forestières, la harde de caribous du Pipmuacan, qui chevauche la Côte-Nord et le Saguenay–Lac-Saint-Jean, risque d’être la prochaine à disparaître. Mais les Innus se battent pour la sauver. La Presse est allée à leur rencontre, juste avant que la commission mise sur pied par Québec commence, dans 10 jours, à étudier les répercussions économiques du rétablissement de l’espèce. UN REPORTAGE DE JEAN-THOMAS LÉVEILLÉ ET DE DAVID BOILY

L’étau se resserre

Pipmuacan, — Côte-Nord — Ils sont apparus au loin, au détour d’une pointe couverte d’épinettes noires : cinq caribous, reconnaissables à leur col de fourrure blanc.

Les motoneiges se sont tout de suite immobilisées, mais les bêtes jusque-là tranquilles sur le lac gelé et recouvert de neige les avaient déjà entendues et se sont engouffrées dans la forêt.

« Il y a un petit faon ! », s’est exclamé Jean-Luc Kanapé, après s’être approché pour observer les pistes laissées dans la neige par les grands cervidés.

La présence d’un jeune caribou dans le groupe est une rare bonne nouvelle, confie l’assistant à la recherche sur le caribou du Conseil des Innus de Pessamit.

« Dans les deux dernières années, je ne voyais plus de faons. »

— Jean-Luc Kanapé, assistant à la recherche sur le caribou du Conseil des Innus de Pessamit

La tâche de M. Kanapé consiste à suivre l’évolution de l’animal sur le Nitassinan le territoire ancestral de cette communauté autochtone de la Côte-Nord.

Située à la limite sud de l’aire de répartition du caribou forestier, la harde de caribous du Pipmuacan – qui doit son nom au réservoir du même nom, qui alimente deux centrales d’Hydro-Québec – décline dangereusement, de l’avis unanime des Innus, du gouvernement et des scientifiques.

Si rien n’est fait, ces caribous risquent de se retrouver isolés, comme ceux de Val-d’Or, de Charlevoix et de la Gaspésie. Et de disparaître.

Encerclé par les coupes forestières

En repartant à la recherche de caribous, le convoi de motoneiges bifurque sur un sentier qui contourne une montagne et offre une vue imprenable sur… les coupes forestières.

L’industrie gruge de plus en plus les forêts du secteur, comme en témoigne le ballet incessant des camions de bois sur la route menant au Pipmuacan, resserrant l’étau autour des caribous (voir la carte à l’écran suivant).

C’est ça qui est principalement à l’origine de leur déclin.

« C’est clair comme l’eau de roche », tranche Jean-Luc Kanapé, rappelant que le caribou se nourrit du lichen présent dans les vieilles et denses forêts de conifères.

Or, les coupes changent « complètement » le peuplement forestier, ce qui déséquilibre l’écosystème du caribou, explique Marie-Hélène Rousseau, ingénieure forestière au Conseil des Innus de Pessamit.

« [Après une coupe], c’est le feuillu qui vient s’installer, alors que tu avais une forêt résineuse, mature ; c’est une tout autre faune qui est associée à ça. »

— Marie-Hélène Rousseau, ingénieure forestière au Conseil des Innus de Pessamit

Un nouveau venu dans les forêts du Pipmuacan atteste de ce changement depuis une vingtaine d’années : l’orignal.

« On n’en voyait jamais, avant ; les loups non plus », affirme Éric Kanapé, biologiste au Conseil des Innus de Pessamit et cousin de Jean-Luc.

« C’est rendu qu’on a aussi des coyotes, des chevreuils, on n’a jamais vu ça avant », renchérit ce dernier.

L’orignal et le cerf de Virginie entraînent dans leur sillage leurs prédateurs, qui ne se privent pas d’ajouter le caribou à leur menu, et les chemins construits par l’industrie forestière leur facilitent la tâche.

Situation « extrêmement précaire »

Assis dans son campement, au milieu de la forêt, Jean-Luc Kanapé confie son inquiétude, alors que les bourrasques de neige se lèvent dehors, donnant un aperçu de l’hostilité de l’hiver dans le Nitassinan de Pessamit.

« Il est condamné, le caribou, dans le Pipmuacan, si [rien n’est fait] », lâche-t-il, gagné par l’émotion.

Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec (MFFP) n’en pense pas moins ; la harde « est dans un état extrêmement précaire », affirme-t-il dans son plus récent inventaire aérien, réalisé en février et mars 2020.

« Sa capacité d’autosuffisance est peu probable dans les conditions actuelles », écrivent aussi les biologistes du Ministère, qui avaient observé 177 caribous et estimaient la taille de la harde à environ 225 individus.

Parmi les constats les plus alarmants figure le « taux de recrutement », soit la proportion de faons au sein de la harde, qui n’était que de 6,2 %, contre 11 % lors de l’inventaire précédent, en 2012.

« En dessous de 15 %, ce n’est pas suffisant pour assurer l’autosuffisance [de la harde] », lance Marie-Hélène Rousseau, citant un modèle élaboré par Environnement Canada.

Ce même modèle indique que le taux de perturbation de l’habitat du caribou ne doit pas excéder 35 % pour qu’une harde ait 60 % de chances de survivre.

Le taux de perturbation dans le Pipmuacan est de 81 %, soulignait le MFFP dans son inventaire de 2020, citant une analyse datant de 2017.

Risque d’isolement

L’encerclement par les coupes forestières de la harde de caribous du Pipmuacan risque de provoquer son isolement du reste de l’aire de répartition du caribou forestier du Québec.

« L’étau est en train de se resserrer complètement au nord. »

— Marie-Hélène Rousseau, ingénieure forestière au Conseil des Innus de Pessamit

Un tel isolement serait sans doute fatal pour la harde, affirme le biologiste Martin-Hugues Saint-Laurent, professeur à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), une sommité dans le domaine du caribou.

« Quand on a une harde isolée, tout s’accélère : on diminue l’apport génétique, l’apport de nouveaux individus », ce qui rend le groupe plus vulnérable aux prédateurs et aux perturbations, explique-t-il.

C’est précisément ce qui est arrivé aux hardes de caribous de Val-d’Or, de Charlevoix et de la Gaspésie, maintenant isolées et dont les derniers individus ont été ou sont sur le point d’être placés en enclos par le MFFP.

La harde du Pipmuacan est ainsi « le rempart au sud de l’aire de répartition » du caribou forestier, illustre Alice de Swarte, directrice principale de la Société pour la nature et les parcs, section Québec (SNAP Québec), qui accompagne les Innus de Pessamit dans leur démarche de protection du caribou (voir onglet suivant).

« L’enjeu est d’éviter un recul de l’aire de répartition vers le nord. »

— Alice de Swarte, Société pour la nature et les parcs, section Québec

Culture en péril

Avec le déclin du caribou décline aussi la culture innue, étroitement liée au grand cervidé « depuis les temps immémoriaux », rappellent les Innus, d’où leur volonté de le protéger.

« Il nous a donné nourriture, habits, outils », énumère Éric Kanapé, citant le tressage des raquettes, essentielles à la chasse, elle-même essentielle à la survie de ses aïeuls.

« Je vois le caribou comme l’espèce qui nous a aidés à survivre pendant des millénaires », ajoute Jean-Luc Kapané.

« On suivait le caribou pour vivre, c’est grâce au caribou qu’on est ici, dit-il. Le caribou nous demande astheure de faire la même chose. »

Distinguer les différents caribous

Le caribou compte plusieurs sous-espèces, dont une seule vit au Québec : le caribou des bois (Rangifer tarandus caribou). Il en existe trois « écotypes », c’est-à-dire des variétés qui se sont adaptées de façon génétique aux conditions spécifiques de leur milieu : le caribou migrateur, dans le nord du Québec, le caribou forestier (appelé boréal par le gouvernement fédéral), au nord du fleuve Saint-Laurent, et le caribou montagnard, en Gaspésie et dans les monts Torngat, à la frontière du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador.

28 841 km2

Superficie de l’aire de répartition de la harde de caribous du Pipmuacan

Source : ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec

Les Innus veulent créer une aire protégée

Secteur Pipmuacan, Côte-Nord — Pour sauver les caribous du Pipmuacan, le Conseil des Innus de Pessamit veut protéger les derniers massifs forestiers intacts qu’habitent ces grands cervidés.

Son projet d’aire protégée Pipmuakan – ici orthographié en innu-aimun, la langue innue – vise aussi à éviter l’isolement de la harde en préservant un lien avec d’autres aires protégées plus au nord.

Le territoire visé se trouve à quelque 150 km à l’ouest de Pessamit.

Cette proximité est un aspect important du projet, souligne Marie-Hélène Rousseau, ingénieure forestière au Conseil des Innus de Pessamit, qui y voit « le dernier espoir » pour conserver le lien culturel de la communauté avec atiku, le caribou.

L’aire protégée permettrait aussi de préserver des sites culturels de grande importance, notamment le long de la rivière Betsiamites, que les Innus surnommaient « l’autoroute », parce qu’elle était jadis la seule voie d’accès à leur Nitassinan, leur territoire.

« Il y a une concentration de sites de campement, de rassemblement, de sépulture ; c’est toute l’histoire de Pessamit qui se passe à ces endroits. »

— Marie-Hélène Rousseau, ingénieure forestière au Conseil des Innus de Pessamit

Équilibre recherché

Avec ce projet d’aire protégée, le Conseil des Innus de Pessamit veut « trouver un équilibre entre la protection du caribou et l’exploitation forestière », à laquelle il ne s’oppose pas, précise son vice-chef, Jérôme Bacon Saint-Onge.

« On demande au gouvernement de multiplier les efforts pour la protection du caribou autant qu’il multiplie les efforts pour sauver des emplois et exploiter le territoire. »

— Jérôme Bacon Saint-Onge, vice-chef du Conseil des Innus de Pessamit

Le vice-chef estime que la vitalité de la culture innue a autant de valeur que la vitalité économique.

La superficie de l’aire protégée serait de 2761 km2, soit une fraction des 28 841 km2 de l’aire de répartition du caribou du Pipmuacan, mais supérieure au seuil minimal de 1000 km2 recommandé par l’équipe de rétablissement du caribou forestier du Québec dans ses lignes directrices pour l’aménagement de l’habitat du caribou.

Moins de 15 % du territoire de la Côte-Nord bénéficie d’une protection, d’après le Registre des aires protégées du gouvernement québécois, ce qui laisse plus de 85 % comme « bar ouvert pour les humains », s’agace Alice de Swarte, directrice principale de la Société pour la nature et les parcs, section Québec (SNAP Québec), qui accompagne les Innus de Pessamit dans leur démarche.

« On est dans un déséquilibre assez flagrant », tranche-t-elle, déplorant que la protection du territoire soit « toujours vue comme un sacrifice économique ».

C’est oublier le potentiel économique lié au tourisme et à la diversification des produits de la forêt, et faire abstraction des bénéfices pour la santé physique et mentale que procure la nature, souligne-t-elle.

« Le déclin du caribou, c’est la pointe de l’iceberg », ajoute Marie-Hélène Rousseau, expliquant qu’il s’agit d’une « espèce parapluie » dont l’habitat est partagé par d’autres espèces qui subissent le même sort qu’elle.

« C’est le canari dans la mine. C’est un gros signal d’alarme sur l’état de nos forêts et sur notre façon de les gérer. »

— Alice de Swarte, Société pour la nature et les parcs, section Québec

Silence radio à Québec

Depuis le dépôt du projet, en novembre 2020, le Conseil des Innus de Pessamit n’a « pas eu de nouvelles » de Québec, outre un accusé de réception, se désole Jérôme Bacon Saint-Onge.

Le projet n’a pas encore été étudié, ont indiqué à La Presse le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) et celui de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC).

« La proposition d’aire protégée du Pipmuakan sera analysée dans le cadre des travaux à venir pour la progression du réseau d’aires protégées », en fonction des objectifs à atteindre en 2030, a indiqué sans plus de précision la porte-parole du MELCC, Caroline Cloutier.

Les caribous du Pipmuacan pourraient tout simplement être abandonnés à leur sort, suggère l’un des deux scénarios préparés par le MFFP en prévision de la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, qui commencera ses travaux à la mi-avril, qui évoque le retrait de plusieurs « zones d’habitats en restauration ».

Cette perspective est source de grande inquiétude, à Pessamit, indique Jérôme Bacon Saint-Onge.

« Pour nous, le déclin du caribou forestier engendre des pertes inestimables. »

0,18 %

Proportion de la superficie du Québec que couvrirait l’aire protégée Pipmuakan

Source : Conseil des Innus de Pessamit

Au cœur de la culture innue

Le caribou est indissociable de la culture et même de la langue innues. Cet animal a été au cœur de la vie et de la survie des Innus pendant des siècles. Il a forgé un mode de vie, un vocabulaire, que les aînés voient disparaître avec lui.

Pessamit — « J’ai vécu avec mes parents les dernières périodes du nomadisme », se remémore Joseph Louis Vachon. « On a vu les changements [survenir] : les voitures, les industries. La pratique a changé », raconte l’homme de 80 ans en regardant la carte du Nitassinan – le territoire ancestral  – de Pessamit, dans les locaux du Conseil des Innus. Sa famille occupait un secteur situé au nord du réservoir Manicouagan.

« Ça prenait un mois pour y aller », dit-il. Maintenant, il occupe un territoire plus au sud, plus près du village de Pessamit.

Les Innus partaient d’août à mai dans le Nitassinan, où ils survivaient notamment grâce au caribou. Ils revenaient passer l’été à Pessamit, au bord du fleuve. « C’était les vacances, ça ! », s’exclame Robert Dominique, 80 ans, ex-chef du Conseil.

« Notre mode de vie est millénaire, la disparition du caribou symbolise la disparition de ce mode de vie. »

— Robert Dominique, ex-chef du Conseil des Innus de Pessamit

Durant l’hiver, le caribou offrait de la nourriture, des vêtements, des outils et même des jouets ou des instruments de musique aux Innus. Desanges Saint-Onge montre un teueikan – un tambour innu – fabriqué par son père, qui en était un excellent joueur, précise la femme de 75 ans.

Les Innus veulent protéger les caribous comme un agriculteur protège ses vaches des prédateurs, illustre Robert Dominique. Mais ici, « c’est l’homme, le prédateur ».

« L’allochtone ne comprend pas l’importance du caribou, car il n’a pas vécu sur le territoire comme l’Innu, mais nous, on y a vécu, c’est pour ça qu’on veut le protéger. »

— Joseph Louis Vachon

De nos jours, les expéditions sur le Nitassinan n’ont plus la durée et la rudesse d’antan. « On part pour une semaine ou une fin de semaine », en camionnette, en motoneige ou en bateau, explique Philippe Rock, 77 ans, le seul de la communauté qui tanne encore les peaux d’animaux. « C’est comme une thérapie, le repos total. »

Pour permettre aux jeunes Innus de « se réapproprier leur culture » et aux autres jeunes du Québec de la découvrir, Éric Kanapé et sa famille les accueillent sur leur site familial pour des séjours éducatifs. « C’est pour transmettre les savoirs, changer les mentalités, se rencontrer et se connaître », explique-t-il.

C’est maintenant l’orignal qui domine le Nitassinan, mais l’animal laisse Robert Dominique sur sa faim. « L’idéal, c’est le caribou, la viande est plus tendre, ça a plus de goût, dit-il. Le bœuf, on n’en parle même pas, il mange du foin, c’est encore moins bon ! »

Du caribou, il pourra en manger pour la première fois depuis longtemps. C’est en raison d’une entente avec les nations cries, qui ont permis cette année aux nations innues de chasser jusqu’à 300 caribous sur le territoire traditionnel cri de Chisasibi d’Eeyou Istchee. C’est là que se trouve le troupeau de caribous migrateurs de la rivière aux Feuilles, dont la population était estimée en 2018 à 187 000 bêtes. « On va faire un makushan [un banquet traditionnel] », se réjouit Éric Kanapé.

Les Innus de Pessamit ne chassent plus le caribou forestier sur leur territoire depuis qu’il a été désigné espèce vulnérable par Québec, en 2005. Ils espèrent que son éventuel rétablissement dans le Pipmuacan permettra un jour de renouer avec une chasse limitée à des fins culturelles, pour maintenir le lien qui les unit à l’animal pour les générations futures.

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