Université d’Ottawa

Alors, qui a le droit de prononcer le mot ?

Des membres de la communauté noire interrogés par La Presse sont divisés

La controverse de l’Université d’Ottawa fait grand bruit au Québec, où le sentiment est divisé, bien que la classe politique fasse front commun. Dans les milieux militant, artistique, médiatique et universitaire, des voix de personnes noires divergentes se font entendre.

Philippe Néméh-Nombré, candidat au doctorat en sociologie à l’Université de Montréal et membre de la Ligue des droits et libertés, estime que la liberté d’enseignement, comme la liberté d’expression, peut avoir le dos large. « C’est brandi comme une manière de ne pas se poser de questions, de ne pas se demander si ce qu’on fait, c’est correct ou non, croit-il. C’est une feinte à la discussion plutôt que le début d’une conversation. »

Il dénonce toutefois la gestion de l’Université d’Ottawa, qui a « jeté de l’huile sur le feu » en suspendant son employée, selon lui, tout comme il réprouve la façon dont certains étudiants ont attaqué la professeure Verushka Lieutenant-Duval sur les réseaux sociaux.

Quoi qu’il en soit, le mot prononcé en salle de classe par la professeure « n’est pas n’importe quel mot », soulève-t-il. « On ne peut pas prétendre, parce qu’on l’utilise dans un contexte X, qu’il n’aura pas d’effet sur les gens qui vont l’entendre. »

Cette répercussion du mot est aussi soulignée par Will Prosper, militant de l’organisme Hoodstock et réalisateur, qui croit que « certaines personnes blanches ne font pas l’exercice de se demander ce que la personne noire subit quand elle entend ce mot-là ».

Des professeurs divisés

Mardi, le caucus des professeur.e.s et bibliothécaires noir.e.s, autochtones et racisé.e.s de l’Université d’Ottawa a lancé une pétition afin de condamner « sans équivoque l’utilisation du mot “n” et la conversation autour de la liberté académique qui est utilisée pour justifier cette insulte raciste ». « Les étudiant.e.s noir.e.s méritent de fréquenter l’université sans avoir à entendre des termes désobligeants à propos de leurs communautés ou sans que l’utilisation de termes qui les déshumanisent ne soit proposée pour un débat en salle de classe. Se référer à des œuvres qui utilisent une insulte raciste n’en fait pas moins une insulte », écrit le caucus.

« Demander à une professeure ou un professeur de dire “le mot n” dans une salle de classe, plutôt que de prononcer le mot intégral, ne devrait pas susciter une énorme contestation de société en 2020, surtout après l’été que nous avons vécu. »

— Adelle Blackett, professeure titulaire de droit à l’Université McGill

« Il est préoccupant que les cas semblent se multiplier dans ce contexte universitaire ; dans un tel climat, il sera important d’envisager des réponses systémiques, y compris la formation antiraciste, ajoute-t-elle dans un courriel à La Presse. Plutôt que de polariser les groupes, j’ose espérer surtout que la situation à l’Université d’Ottawa favorisera une réflexion fondamentale, contextualisée et respectueuse. »

Au contraire, Dieudonné Ella Oyono, président du Parti québécois, mais également chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal, estime que « la liberté académique » est attaquée. « L’université est un espace de débat, où on change le monde, où il n’y a pas de tabous, dit-il. Quand on utilise ce mot dans un contexte précis, acceptable, les gens devraient pouvoir l’utiliser. »

La présente controverse est le symptôme d’un problème plus grand, croit celui dont le parti a déposé mardi une motion à l’Assemblée nationale pour combattre le racisme (que le Parti libéral a refusé d’appuyer). « Il y a plusieurs années que l’on parle de racisme et de discrimination au Québec et ça ne bouge pas assez vite, observe-t-il. Les gens deviennent si susceptibles parce qu’ils ne sont pas inclus dans la société à la hauteur de leur talent et de leurs compétences. »

Et les médias ?

Quant aux médias, qui, ces derniers jours, font particulièrement face au dilemme de l’utilisation de ce mot dans leurs pages ou sur leurs ondes, « leur rôle est de prendre le temps de faire une mise en contexte, estime Will Prosper. Je ne m’attends pas à ça de certains médias, qui s’en donnent à cœur joie d’utiliser le mot, mais pour d’autres, la moindre des choses serait de faire un travail d’éducation. On va l’écrire partout sinon. »

L’animateur de radio Philippe Fehmiu, lui, propose une tout autre analyse. Il trouve « ridicule » de voir des médias éviter complètement de dire ou d’écrire le mot. « Je trouve ça maladroit de ne pas l’utiliser, dit-il. Par exemple, quand Patrice Roy, à l’ouverture de bulletin, revient sur la situation et évite le mot. […] Personnellement, ça m’offense quand quelqu’un de sérieux l’évite à ce point. »

Il était tout jeune lorsque Yvon Deschamps a fait son monologue intitulé Nigger Black, dans les années 1970. Si son père s’était senti offusqué à l’époque, Philippe Fehmiu, lui, était content du fait que la culture noire soit évoquée, peu importe les mots utilisés. « Ce qui me choquait, c’était d’être ignoré, inexistant, invisible. Je trouvais ça rough Nigger Black, mais je préférais quelque chose d’un peu violent à l’invisibilité. »

Philippe Fehmiu « s’inscri[t] en faux avec le gouvernement du Québec qui dit qu’on ne devrait pas faire de guerre de mots [en ce qui concerne le terme “racisme systémique”, notamment] ». « Oui, il le faut ! Il faut aller jusqu’au bout, débattre, nettoyer chacun des mots, voir quelles sont les sensibilités des gens à leurs égards. Pour le mot “nègre”, il faut le comprendre à travers le prisme du colonialisme, faire un peu d’histoire et comprendre pourquoi il blesse des gens. Et il faut le faire dans le respect, en gardant en tête que tout est dans la manière. »

Effacer des termes comme celui-ci du vocabulaire reviendrait à « occulter une partie de l’Histoire », croit Philippe Fehmiu.

Passer le micro

Rebecca Joachim et Tihitina Semahu, animatrices d’une balado bilingue qui vulgarise les concepts raciaux, intitulée Woke or Whateva, ont publié sur Instagram mardi des diapositives devenues virales dénonçant notamment le fait que les personnes noires ne sont pas assez entendues, dans les médias, concernant ce débat.

« C’est décevant qu’on parle pour nous, lance Tihitina Semahu. Le micro devrait être passé aux personnes noires parce que c’est leur combat. »

« Il y a une incompréhension de ce qu’est le racisme et on ne verra pas le schéma complet tant que les personnes concernées ne pourront pas parler, affirme Rebecca Joachim. Il y a beaucoup de personnes blanches, des hommes blancs, en ce moment, qui prennent position sur leurs plateformes, à la radio, mais on n’entend pas ceux qui sont concernés, alors on a recours aux réseaux sociaux. Ils citent Dany Laferrière et [la cheffe du Parti libéral] Dominique Anglade, mais les personnes noires ne sont pas monolithes. »

Suivies par plus de 15 000 abonnées, les deux jeunes femmes ont expliqué que le « contexte » n’est pas une bonne justification à leurs yeux. « Ce ne sont pas les intentions qui rendent un acte raciste, dit Tihitina Semahu. Il n’y pas de bon ou de mauvais contexte. Il ne faut juste pas le dire. »

CONTROVERSE À L'UNIVERSITÉ D'OTTAWA

La suspension d’une professeure de l’Université d’Ottawa qui a utilisé « le mot commençant par n » suscite encore de nombreuses réactions, tant chez les élus que dans la communauté noire.

Legault critique la « police de la censure »

Les partis à Québec défendent la liberté d’enseignement

Le mot « nègre » est-il à bannir en tout temps ? Tous les partis politiques à l’Assemblée nationale ont dénoncé l’attitude de l’Université d’Ottawa qui a suspendu une professeure qui l’avait employé en anglais dans un contexte pédagogique et théorique. François Legault a notamment critiqué la « police de la censure » qui a sévi, à son avis.

Pour le premier ministre Legault, il y a là un « dérapage important ».

« Je n’arrive pas vraiment à comprendre la décision de l’Université d’Ottawa », a affirmé mardi en point de presse M. Legault, alors que Verushka Lieutenant-Duval, professeure en histoire de l’art, continue d’être aussi défendue par certains que violemment calomniée par d’autres.

Dans son message lundi n’évoquant que « le mot commençant par n », le recteur de l’Université Jacques Frémont a reconnu à la professeure la liberté de l’utiliser, « mais qu’on ne soit pas surpris que plusieurs de ses étudiants n’aient tout simplement pas envie, surtout dans la lancée du mouvement Black Lives Matter (BLM), d’avoir encore une fois à se justifier pour que leur droit à la dignité soit respecté ».

« Il y a une exagération du côté de la rectitude, comme si pour corriger des problèmes, on en fait trop, et là, on a dépassé les limites. »

— François Legault, premier ministre du Québec

Première femme noire cheffe d’un parti politique au Québec, Dominique Anglade croit elle aussi « que c’est une dérive de vouloir écarter complètement ce mot parce que des gens se sont réapproprié ce mot. Césaire qui disait “Nègre j’étais, Nègre je resterai”, il faut être capable de raconter cette histoire-là », a-t-elle dit.

À son avis, les universités doivent rester des endroits où il est permis de discuter du « mouvement de la négritude et de la réappropriation de ce terme par des intellectuels francophones antillais et africains ».

Le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon, a pour sa part dénoncé la « rectitude politique » et « l’hypersensibilité de certains groupes militants qui veulent dicter au reste de la société les mots et les débats qui sont permis en fonction de leurs sensibilités ».

La cheffe de Québec solidaire, Manon Massé, a pour sa part demandé au recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, « de revenir sur sa position et d’accepter que quelque part, l’enseignement comporte des bouts d’histoire qui ne sont pas faciles ».

Un mot, plusieurs interprétations

Fait à noter, le mot que Verushka Lieutenant-Duval a utilisé dans son cours est « n***** » et non « negro », un terme qui est réputé plus neutre. En français, on a longtemps parlé, par exemple, d’« art nègre », dont l’usage disparaît pour être remplacé par « art africain ».

Les pétitions sur la controverse se multiplient. Trente-quatre professeurs de l’Université d’Ottawa ont d’abord défendu leur collègue, disant que l’université était un lieu de débats où devaient être favorisés « le développement de l’esprit critique et la liberté universitaire, liberté qui peut parfois s’exercer au détriment du clientélisme, mais qui participe de toute forme de libération véritable ».

Une autre pétition, signée par 600 professeurs de plusieurs universités, a condamné la réaction du recteur Jacques Frémont et du doyen de l’Université d’Ottawa, Kevin Lee, selon qui le mot est « offensant et il est totalement inacceptable de l’utiliser dans nos salles de classe ainsi que sur notre campus ».

Les 600 enseignants condamnent cette réaction et disent attendre que « ce grave précédent qui attaque de front la liberté de l’enseignement et qui mine le champ des connaissances et de la recherche » soit corrigé.

Mardi, dans une autre pétition qui circule sur l’internet, d’autres professeurs écrivent que « toute personne qui souhaite utiliser ce mot peut le faire librement. Allez-y. Cependant, étant donné la nature dialectique du racisme et de la suprématie blanche, il continuera d’y avoir des personnes qui s’opposeront à l’utilisation de ce mot et confronteront ceux et celles qui insisteront sur leur droit de l’utiliser ».

« De notre point de vue, le mot “n” est peut-être l’insulte raciale la plus connue et la plus violente », écrivent les signataires.

Les auteurs de cette dernière pétition évoquent l’historienne afro-américaine Elizabeth Stordeur Pryor et soulignent que l’histoire du mot controversé remonte au développement de l’esclavage, il y a des centaines d’années. « Cependant, le mot n’a pas commencé à connaître un usage répandu avant le XIXe siècle, lorsque les peuples noirs asservis des États-Unis ont “osé” se libérer de l’esclavage. Prononcer ou écrire ce mot, c’est perpétuer la circulation d’un vocable dont le seul but a été, et continue d’être de déshumaniser les personnes noir.e.s. »

Son adresse publiée en ligne

En entrevue à La Presse, Verushka Lieutenant-Duval a déploré mardi que « le seul fait de prononcer un mot vous fait devenir instantanément une personne raciste ».

Elle a assuré n’avoir jamais eu l’intention de blesser quelqu’un et avoir employé le mot dans un pur contexte théorique.

Ironiquement, le 9 septembre, elle avait annulé son cours pour permettre à ses étudiants de participer à une manifestation de Black Lives Matter.

Maintenant, ce qui l’effraie, a-t-elle dit, « c’est la haine [qu’elle a] palpée dans les commentaires à [son] sujet, sur les médias sociaux ». « Cela m’a complètement bouleversée de voir qu’on puisse penser éradiquer le racisme par la haine. »

Son nom, son numéro de téléphone et son adresse personnelle ont été publiés sur Twitter par une étudiante.

Ce qu’ils en pensent

« Ce qui me trouble également, c’est de voir l’Université [d’Ottawa] jeter cette professeure en pâture à des militants agressifs qui tiennent des propos violents envers elle et les francophones. Je ne peux m’empêcher d’y voir une certaine lâcheté de la part de la direction […] En important des idéologies en provenance des États-Unis, on se retrouve à provoquer les mêmes tensions sociales. On n’a pas besoin de ça ici. Depuis quand insulter des professeurs d’université parce qu’ils sont francophones fait avancer la lutte contre le racisme ? »  »

— Geneviève Guilbault, vice-première ministre du Québec 

« De la même manière que la liberté de la presse est encadrée juridiquement, un projet de loi devrait venir protéger la liberté académique. On y travaille. Parce que la haine que déchargent actuellement les réseaux sociaux en un égout à ciel ouvert est très incompatible avec une nécessaire mise en perspective.  »

— Jean Portuguais, président de la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université

« Il faut certes faire attention à la sensibilité de certains étudiants qui, peut-être, ont eux-mêmes été victimes de racisme. En même temps, l’Université d’Ottawa a-t-elle favorisé un dialogue entre les étudiants, la professeure et la direction ? Parce que la clé, c’est que les universités aient des forums de dialogue. Il y a quelques mois, il n’y a pas eu de dérapage à l’Université Concordia quand une situation semblable est survenue [un documentaire sur Pierre Vallières, auteur de Nègres blancs d’Amérique, a été projeté en classe et a aussi suscité un tollé].  »

— Danielle McCann, ministre de l’Enseignement supérieur 

— Louise Leduc, La Presse

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