Une agence de presse féminine à l’assaut des clichés sexistes

DIYARBAKIR — « Nous allons changer le langage des médias ! » C’est le slogan de JINHA (Jin Haber Ajansi-Women News Agency), agence de presse entièrement féminine, qui a vu le jour à Diyarbakır, la capitale symbolique du Kurdistan turc. Fondée par six journalistes en mars 2012, elle compte aujourd’hui plus de 60 collaboratrices, reporters et traductrices travaillant dans ses bureaux de Turquie, du Kurdistan irakien, et du Rojava, la province kurde du nord de la Syrie. Elles travaillent en turc, en kurde, en anglais et en arabe.

« Nous voulons que les femmes, où qu’elles soient dans le monde, puissent se réapproprier un récit médiatique encore dominé par les clichés sexistes. D’ailleurs, toutes nos journalistes ne sont pas kurdes », confie Güzide Diker, traductrice chez JINHA.

Dans le sud-est anatolien, elles couvrent la guerre entre le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et l’État, qui a repris l’été dernier. Mais dans un pays où les arrestations de journalistes sont légion, il faut à ces femmes beaucoup de nerf. Cinq d’entre elles sont déjà passées par la prison cette année. D’après la European Federation of Journalism, 34 journalistes étaient détenus en Turquie en date du 5 juillet, ce qui en fait l’une des plus grandes prisons pour journalistes au monde.

Quand on demande à ces femmes si elles ont peur, elles répondent que ce n’est pas le sujet : « Nous sommes là pour rapporter la réalité », rappelle Dilan Karamonglu, chef au bureau de Diyarbakır.

« Les forces gouvernementales brûlent les forêts à Lice, détruisent les habitations à Sür et traînent les corps des femmes qu’ils tuent à la remorque de leurs blindés. C’est peut-être risqué de l’écrire, mais n’importe quel Kurde peut se faire arrêter en traversant la rue. »

« VIOLENCE MISOGYNE »

D’après Güzide Diker, à cela s’ajoute une culture de la violence misogyne. « Les soldats turcs, déjà lors de la guerre des années 90, s’acharnaient particulièrement sur le corps des femmes kurdes. C’est la même pratique que les forces spéciales reproduisent aujourd’hui, quand ils laissent des appels au viol sur les murs des villes pendant les opérations de nettoyage. » Par exemple, à Cizre : « Je suis venu pour toi, ma jolie, où es-tu ? »

« Quand je couvrais les combats à Şırnak – une province du sud turc, à une heure de la frontière syrienne –, les militaires frappaient en visant le vagin, nous lançant des insultes et menaces à connotation sexuelle. Quand on ne se fait pas arrêter au motif que nous sommes trop excitées ! »

— Dilan Karamonglu, chef au bureau de Diyarbakır de JINHA

Güzide Diker note que « faire passer les femmes qui gênent pour des hystériques, c’est un cliché bien connu. Ça se passe aussi comme ça en Occident, non ? ».

« Mais ça n’était pas plus facile pour moi à Istanbul ! précise Dilan Karamonglu. À l’ouest, où l’on vit plus à l’européenne, la misogynie s’exerce à l’intérieur même de la profession. Un exemple : lors des manifestations, les caméramans me poussaient sur le côté pour faire leurs images en m’empêchant de travailler. » Salaires, postes dévalorisants, les Turques connaissent finalement les mêmes obstacles que toutes les femmes tentant d’accéder à des métiers réputés masculins un peu partout dans le monde. « Je préfère encore être journaliste au Kurdistan en guerre, où nos confrères nous respectent. Ici, au moins je suis reporter, pas secrétaire ! »

Car les Kurdes de Turquie sont réputés être féministes. Une évolution des mentalités marquée par l’influence d’Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK, actuellement emprisonné. Considéré comme un leader par la majorité des Kurdes de Turquie, et même de Syrie, il proclame qu’il n’y aura pas de libération sociale sans la fin du patriarcat. Ainsi les femmes ont-elles une place de choix à la tête des territoires administrés par le parti de l’opposition prokurde. Chaque ville est dirigée par des comaires : une femme, un homme.

LE JOURNALISME, UNE MÉMOIRE COLLECTIVE

En se réappropriant le récit médiatique, ces femmes de pays en guerre reprennent aussi le fil de leur histoire. Ronahi a 17 ans, elle est originaire de Qamishlo en Syrie. Elle est venue à Diyarbakır après qu’Idil (province de Şırnak), où elle avait trouvé refuge une première fois, a été bombardée par l’armée turque.

Elle travaille à l’agence comme traductrice depuis une semaine. « Cela fait deux ans que je ne vais plus à l’école. En Syrie, mon père était instituteur, pour nous, c’est important. Je voudrais pouvoir faire quelque chose de ma vie, donc je suis fière d’être chez JINHA. Ma famille aussi, malgré les risques. Maintenant, je peux faire quelque chose ! »

Pour Dilan Karamonglu, le premier devoir d’un journaliste, où qu’il soit, c’est de lutter contre l’amnésie. « Tous les pouvoirs ont intérêt à ce que les peuples oublient. Alors nous devons remonter aux origines des problèmes, restituer les causes des événements. »

Maintenir la mémoire collective vivante. C’est la portée universelle du travail de ces femmes racontant les guerres du Moyen-Orient. Chaque jour, elles prennent tous les risques pour la liberté d’informer.

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