Chronique

Une femme de courage

Elle s’appelle Shaparak Shajarizadeh. Elle a 43 ans. Elle est iranienne. Et s’il fallait un seul mot pour la décrire, je dirais : courageuse.

Condamnée à deux ans de prison et à 18 ans de probation en Iran pour avoir protesté contre le port obligatoire du hijab, Shaparak a trouvé refuge au Canada il y a trois mois. Elle vit aujourd’hui à Toronto avec son fils. Et lorsque j’ai su que cette femme, dont le nom figure sur la liste de la BBC des 100 femmes les plus inspirantes et les plus influentes du monde en 2018, était de passage à Montréal, j’ai tenu à la rencontrer.

Vous vous rappelez peut-être ces images qui ont circulé dans les médias sociaux, il y a près d’un an. Des femmes iraniennes qui descendaient dans la rue, tête nue, leur voile blanc hissé comme un drapeau au bout d’un bâton. Les cheveux au vent, elles n’écoutaient que leur courage. Shaparak était l’une d’elles.

Son geste de désobéissance civile a été inspiré par celui de Viva Movahed, une mère de 31 ans qui, en décembre 2017, est montée sur une boîte électrique, rue de la Révolution, à Téhéran, en brandissant son foulard au bout d’un bâton. « C’était beau comme geste. Mais après, les gens disaient qu’elle avait été arrêtée… » Inquiète pour elle, Shaparak en a parlé avec la militante et journaliste américano-iranienne Masih Alinejad. « Connais-tu cette fille ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Tu ne penses pas qu’on devrait faire quelque chose ? »

C’est ainsi qu’est né le mot-clic #GirlsOfRevolutionStreet (les Filles de la rue de la Révolution). 

« J’ai enregistré une vidéo où je demandais aux femmes de protester elles aussi en prenant leur voile et en le mettant au bout d’un bâton. Le mot-clic est devenu rapidement très populaire. »

— Shaparak Shajarizadeh

Avec le temps, le mouvement a pris de l’ampleur. La répression, aussi. Les photos et les vidéos des femmes iraniennes défiant les lois sur le hijab obligatoire ont fait le tour du monde. Shaparak sortait dans la rue plusieurs fois par semaine, tête nue, avec son voile transformé en drapeau blanc. Elle restait debout en silence, tête nue, son voile hissé sur un bâton, aussi longtemps que ses bras le lui permettaient, à ses risques et périls.

Avait-elle peur ? « Oui, j’avais peur. Mais en même temps, c’était plus fort que moi. Je ne pouvais pas m’arrêter de manifester. »

Avant de prendre part à ce mouvement de rébellion, Shaparak n’était pas exactement une militante. Mère de famille issue de la classe moyenne, elle a fait des études en informatique. Pendant quelques années, elle gérait sa propre entreprise à Téhéran. Puis, elle est devenue femme au foyer, vivant avec son mari, son fils et leurs cinq chats. « Ma vie était loin de l’action politique. Mais j’avais lu sur le mouvement des suffragettes en Europe et ça m’avait marquée. J’étais aussi inspirée par les femmes en Iran qui ont été si nombreuses à militer pour les droits des femmes jusqu’à ce qu’on les en empêche. »

Pourquoi des femmes iraniennes « ordinaires » comme elle ne pourraient-elles pas, à l’instar des suffragettes, revendiquer leurs droits ? se demandait-elle. « Je souhaitais faire quelque chose en tant que femme ‟ordinaire”. »

La femme « ordinaire » qu’elle était s’est transformée en militante des droits des femmes extraordinaire d’abord en prenant part à la campagne #WhiteWednesdays (mercredis blancs), créée par Masih Alinejad, qui invite les Iraniennes – ainsi que les Iraniens – à partager dans les réseaux sociaux, tous les mercredis, des photos d’eux vêtus de blanc pour protester contre le voile obligatoire. Après avoir publié sur Instagram une photo d’elle prise par son fils où on la voit, éprise de liberté, soulever son voile blanc devant le mont Damavand, la plus haute montagne d’Iran, elle a commencé à recevoir des menaces.

Menaces ou pas, Shaparak n’a pas cessé de manifester. Son mari et son fils étaient inquiets chaque fois qu’elle sortait. « Mon mari me disait : ‟Je t’en supplie, n’y va pas.” Mon fils, aussi. Mais je ne pouvais pas. Comme un soldat qui ne peut pas abandonner ses compagnons partis au combat, je ne pouvais pas abandonner mes amies. Et je me sens coupable aujourd’hui d’être loin d’elles. »

Dans les rues de Téhéran, des passants et des automobilistes l’appuyaient. D’autres la regardaient avec indifférence ou un air de réprobation. Comme elle manifestait souvent près d’un parc où elle avait l’habitude d’aller nourrir des chats affamés, beaucoup de passants la reconnaissaient. Ils se disaient : « Tiens. C’est la fille des chats… » Des personnes âgées lui prodiguaient des conseils avec bienveillance : « Ne fais pas ça. On t’aime et on ne voudrait pas qu’il t’arrive quelque chose. »

Shaparak prenait le temps de leur expliquer pourquoi des filles comme elle manifestaient et pourquoi il était important de les soutenir. « Le plus souvent, j’arrivais à les convaincre. »

De nombreux hommes iraniens ont soutenu le mouvement des Filles de la rue de la Révolution, tient à souligner Shaparak. Le mouvement a aussi obtenu l’appui de femmes conservatrices qui veulent porter le tchador (ce vêtement composé d’une grande pièce de tissu posée sur la tête, laissant uniquement apparaître l’ovale du visage). « Beaucoup de gens religieux croient aussi que ce devrait être un choix et sont contre le hijab obligatoire. »

Le voile, obligatoire en Iran depuis la Révolution islamique de 1979, est une atteinte aux droits des femmes, insiste Shaparak. « La police encourage les gens à insulter les femmes qui ne le portent pas. Mais ça va beaucoup plus loin que ça. Pour obtenir certains emplois, on nous oblige à porter le tchador et à avoir un code de vie très strict. Moi, par exemple, j’ai toujours voulu être avocate. Mais je ne suis pas allée dans cette voie parce que je ne supportais pas qu’on m’impose toutes ces contraintes. »

Je n’ai pas pu m’empêcher de demander à Shaparak ce qu’elle pensait d’une éventuelle interdiction du voile pour les enseignantes ou les policières au Québec.

Son point de vue rejoint ma propre réflexion sur le sujet. « Selon moi, ce devrait être un choix. Il faut que les femmes soient libres. Libres de le porter ou de ne pas le porter. Si des femmes font ce choix, pourvu qu’elles ne fassent pas de prosélytisme, je n’ai rien contre. »

Pour la burqa, qui recouvre tout le visage, c’est plus problématique, précise-t-elle. « Il peut y avoir de bonnes raisons d’en restreindre le port, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. »

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Pour s’être tenue debout tête nue, son voile accroché au bout d’un bâton, Shaparak a été arrêtée une première fois en février 2018. « On m’a envoyée en prison. J’ai été battue sévèrement. On m’a dit que j’aurais des accusations d’espionnage. J’ai eu très peur. »

Gardée en confinement solitaire pendant une semaine, elle a fait une grève de la faim avant d’être libérée sous caution. En attendant son procès, elle a continué à documenter son combat sur Instagram. « Cela m’a valu des menaces de la police des mœurs. »

Accusée d’avoir « violé les lois sur le voile obligatoire » et d’avoir « incité à la corruption et à la prostitution », Shaparak a été arrêtée deux autres fois. En mai, elle a fait une autre grève de la faim en prison. 

« Lorsque je suis sortie de prison, j’étais plus terrifiée que jamais. Je me suis dit qu’ils pouvaient faire de moi tout ce qu’ils voulaient et qu’aucune loi ne me protégeait. » 

— Shaparak Shajarizadeh

Il ne lui restait qu’une option : fuir le pays.

Elle a trouvé un passeur qui pourrait l’emmener en Turquie. Son fils a pu l’y rejoindre. Et de là, après trois mois, tous deux ont trouvé refuge au Canada, un jour de septembre. Elle a obtenu le soutien du Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, fondé par l’ex-ministre de la Justice et juriste expert en droit international Irwin Cotler.

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Shaparak était très émue de se retrouver sur la liste des 100 femmes les plus inspirantes de la BBC et d’être considérée comme une figure de proue du mouvement des droits des femmes. « C’est un honneur pour moi. »

Ses yeux s’emplissent de larmes lorsqu’elle évoque le dur chemin parcouru et celui qui reste à faire. Sa vie, son mari. « J’ai perdu ma vie en Iran… Je pense à mon avocate qui a été arrêtée [Nasrin Sotoudeh]. Je pense à son mari qui a été arrêté aussi. Je pense à ce jeune homme condamné à un an de prison juste pour avoir défendu l’égalité hommes-femmes. Les gens souffrent beaucoup… »

Réalisera-t-elle enfin son rêve de devenir avocate ? « J’aimerais bien. Mais je ne sais pas… Je dois d’abord travailler pour être indépendante financièrement. »

Avocate ou pas, elle entend utiliser sa nouvelle liberté pour continuer son combat.

*La militante Shaparak Shajarizadeh participera à une conférence sur la lutte pour les droits des femmes en Iran aujourd’hui, à 12 h, à l’Université Concordia, à l’invitation de l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne et du Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, dans le cadre de la campagne #16DayofActivism contre la violence fondée sur le sexe.

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