Théâtre

Une théorie conspirationniste dans SLĀV

Nouvelle bourde dans l’aventure de SLĀV, spectacle de Robert Lepage qui nage dans la controverse depuis sa création.

Alors que les accusations d’appropriation culturelle ont défrayé la chronique dès la première représentation du spectacle l’été dernier, une importante erreur factuelle semble être passée sous le radar. Une courte séquence de SLĀV évoque en effet l’existence d’enfants esclaves irlandais en Amérique au XVIIsiècle. Or cette théorie serait une invention de conspirationnistes américains, récupérée depuis les années 90 par des suprémacistes blancs.

Le professeur d’histoire Jean-Pierre Le Glaunec, de l’Université de Sherbrooke, a assisté à la première de la nouvelle mouture de SLĀV mercredi soir.

Ce qu’il a vu l’a profondément choqué.

« Le point de départ de cette théorie, c’est d’affirmer qu’on a tellement parlé de la souffrance des esclaves noirs qu’on a négligé celle des blancs », affirme l’historien spécialiste de l’histoire de l’esclavage, en entrevue avec La Presse.

« C’est un mythe extrêmement puissant. Mais il est faux d’affirmer que des milliers d’enfants irlandais ont été kidnappés pour aller travailler dans des plantations. »

— Jean-Pierre Le Glaunec, professeur d’histoire à l’Université de Sherbrooke

Cette interprétation malheureuse de l’histoire refait surface chaque année à l’approche de la Saint-Patrick, fête religieuse irlandaise largement soulignée aux États-Unis et au Canada. Le New York Times s’est attaqué à ce mythe il y a un peu moins de deux ans.

En réalité, rapporte le quotidien, un grand nombre d’Irlandais ont effectivement émigré en Amérique du Nord et dans les Caraïbes à l’époque coloniale. Et même si leur condition était tout sauf enviable, il est grossier de la comparer à celle des esclaves africains, estiment les experts.

« Si on utilise le mot esclavage dans son sens le plus complet, soit la possession d’un groupe de personnes considérées comme des sous-humains, privées de leur humanité, à vie et de façon héréditaire, comme ç’a été le cas pour les esclaves noirs, alors ça ne fonctionne pas du tout dans le cas des Irlandais », souligne Laurent Colantonio, professeur d’histoire à l’UQAM spécialisé dans l’étude de l’Irlande contemporaine.

Certes, des Irlandais ont été envoyés de ce côté-ci de l’Atlantique dans le but d’y faire du « travail sous contrat sans salaire » (indentured servitude). Parfois contre leur gré, notamment des prisonniers. En conséquence, les abus, la maltraitance et l’oppression dont ils peuvent avoir fait l’objet ne sont pas contestés.

Mais leurs contrats étaient d’une durée limitée, après quoi ils étaient libérés.

« Personne ne remet en question leurs souffrances, mais à aucun moment leur privation de liberté n’a été perpétuelle ou héréditaire. Du point de vue des universitaires, il n’y a pas vraiment de débat à ce sujet, mais ça revient tout de même régulièrement dans l’espace public. »

— Laurent Colantonio, professeur d’histoire à l’UQAM spécialisé dans l’étude de l’Irlande contemporaine

Ex Machina, compagnie derrière SLĀV, n’a pas donné suite à notre demande d’entrevue. 

Dénonciation

Plusieurs mentions du mouvement de réduction à l’esclavage d’Irlandais tirent leur source d’un texte d’opinion publié sur le site GlobalResearch.com, opéré depuis Montréal, qui affirme notamment offrir une couverture « alternative » aux médias traditionnels.

La théorie y est expliquée dans une entrée de 2008 intitulée « Les esclaves blancs oubliés ». Et ce texte a été reproduit, en tout ou en partie, sur de nombreuses autres pages web, parfois même sur des sites gérés par des groupes se portant à la défense des Noirs.

Or cet article comporte un grand nombre d’erreurs factuelles : on y attribue par exemple le début du trafic d’esclaves irlandais à une proclamation royale de Jacques II en 1625, alors que ce roi d’Angleterre est né en 1633.

À la suite des nombreuses critiques sur ce texte, toujours en ligne, GlobalResearch a concédé que celui-ci contenait des erreurs et a inséré des liens vers des théories contraires.

En mars 2016, 82 auteurs et chercheurs irlandais ou d’origine irlandaise ont par ailleurs signé une lettre ouverte déboulonnant le mythe tenace des esclaves irlandais.

Dans cette missive, ils déplorent que cette théorie ait notamment été relayée par un blogue du magazine de vulgarisation scientifique Scientific American – celui-ci a rectifié le tir par la suite.

« Concurrence victimaire »

Selon le professeur Laurent Colantonio, on a vu apparaître aux États-Unis, dans les années 90, une véritable « concurrence victimaire » mettant en opposition les esclaves noirs, les victimes de la Shoah et les Irlandais victimes de la famine au XIXsiècle – une théorie du complot décrit cette famine comme un génocide orchestré par l’Angleterre.

Dans la foulée, la théorie des « esclaves blancs d’Amérique » visant les Irlandais a ensuite été reprise à grande échelle par les suprémacistes blancs et fait encore aujourd’hui un tabac sur l’internet auprès de l’« alt-right », faction ultranationaliste américaine d’extrême droite. En appui à cette théorie est apparue en ligne une série de mèmes, ces images assorties de textes personnalisés qui servent tant de véhicules humoristiques que de messages de nature sociale.

L’un de ces mèmes montre un groupe d’hommes censés être des esclaves irlandais à la Barbade et porte : « Aucune race n’a été plus maltraitée dans l’histoire des États-Unis que les esclaves irlandais blancs : quand avez-vous entendu pour la dernière fois un Irlandais râler que le monde leur doit un salaire ? »

L’historien Liam Hogan, qui a fait une recension exhaustive des mèmes du genre, signale toutefois que cette photo a été prise en 1908 et représente tout simplement… un groupe de pêcheurs.

L’historien Jean-Pierre Le Glaunec se serait donc attendu à une recherche plus rigoureuse de la production de SLĀV.

« Je comprends que Robert Lepage et Betty Bonifassi [figure publique du projet] ont le droit de faire ce qu’ils veulent, dit-il. Mais il y a quand même une volonté dans la pièce de faire une leçon d’histoire. Et ça ne prend pas une maîtrise en histoire pour faire des vérifications. »

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