États-unis

Des manifestations ont eu lieu à Austin comme un peu partout aux États-Unis, samedi, au lendemain de la décision de la Cour suprême d’invalider l’arrêt Roe c. Wade. Une décision perçue comme une victoire par les militants antiavortements du Canada et qui force à réfléchir à des solutions de rechange.

Manifester dans l’oasis bleue du texas

Austin, Texas — Du vert, partout. Des casseroles, comme au printemps 2012. Des klaxons, encore des klaxons. Même le conducteur d’un gros VUS noir, coiffé de cornes de taureau – pas exactement l’agencement le plus commun de la gauche américaine –, a pris le temps de klaxonner en soutien aux manifestants.

Bienvenue à Austin, capitale du Texas, mais aussi la ville qui fait voler en éclats tout préjugé que l’on peut entretenir au sujet du Lone Star State. C’est ici, dans le comté de Travis, que Joe Biden a obtenu son meilleur résultat (71,6 %) parmi les 254 comtés de l’État à la plus récente élection présidentielle.

Et c’est ici que, pour la deuxième journée de suite, les manifestants convergeaient pour exprimer leur mécontentement face à la décision de la Cour suprême d’invalider l’arrêt Roe c. Wade, qui protégeait le droit à l’avortement.

« En résumé, on est foutus », tranche Leandra, une manifestante rencontrée sur place.

« Ça va toucher tellement de femmes au Texas. C’est bouleversant. Beaucoup de femmes comme moi ont passé la dernière journée à pleurer, car nous n’en revenons pas qu’une telle chose puisse se produire. »

— Leandra, manifestante

La pancarte de Leandra, sur laquelle on lit que « Marie avait le choix », sort du lot au milieu de messages parfois humoristiques, souvent sans ambiguïté.

« Je suis abonnée au compte Instagram Catholic4choice [Catholique pro-choix] et j’ai vu passer un message similaire, raconte-t-elle. J’ai grandi dans un environnement catholique, j’assistais à des rassemblements pro-vie avec mes parents. J’ai donc toujours baigné dans le catholicisme. Mais à 16 ans, j’ai commencé à faire mes recherches sur le féminisme et je suis devenue féministe, et ça m’a aidée à repousser certaines croyances toxiques. »

On devine donc qu’elle ne participe pas à la manifestation avec la bénédiction de ses parents. « Je suis venue de San Antonio, et si mes parents savaient que je suis ici, ils seraient vraiment fâchés », confirme-t-elle.

Bee Browning, une autre manifestante, brandit sa pancarte sur laquelle on lit, d’un côté, que « les vasectomies préviennent les avortements ».

« C’est tellement un gros enjeu. Je suis à l’université et si je tombais enceinte, il faudrait que j’abandonne mes études, nous explique-t-elle. Je devrais tout abandonner. Je me bats pour mes droits et pour ceux des autres, et ça me semble injuste que ces hommes blancs décident de ce que je fais de mon corps. »

De l’Argentine au Texas

Ils étaient des centaines à avoir bravé la chaleur samedi pour manifester au centre-ville d’Austin. Le mercure atteignait 39 °C en fin d’après-midi, avant le début officiel de la marche.

« Je suis un peu déçue, nous étions des milliers hier. Où sont partis les gens ? », lance au micro une des femmes au foulard vert.

Ce foulard, c’est celui de Rise Up 4 Abortion Rights, un organisme qui défend le droit des femmes à l’avortement. Le vert est inspiré « du mouvement pro-choix en Argentine », nous explique Coco Das, une des organisatrices de la manifestation.

« Ces femmes n’ont jamais abandonné et elles ont gagné des droits en Argentine. Ça s’est étendu en Colombie et au Mexique, les femmes sont descendues dans la rue et elles ont gagné des droits. Donc nous reprenons le flambeau ici. »

— Coco Das

Après un rassemblement devant le parlement du Texas, les manifestants se sont mis en marche rue Congress, pour se diriger vers le quartier général de la police d’Austin. Une manifestation sous surveillance policière, où aucun débordement n’a été observé pendant le passage de La Presse.

Le langage, par contre, ne laissait aucun doute sur la pensée des manifestants. « F*** Greg Abbott », scandaient en chœur les manifestants, en référence au gouverneur républicain de l’État.

Climat de méfiance

Pas de débordement, donc, mais la tension était palpable. La manifestation avait lieu devant le siège de la législature du Texas, mais les grilles étaient fermées et les manifestants étaient relégués sur le trottoir et dans les voies de circulation de la 11e Rue, qui ceinture l’édifice. De l’autre côté des grillages, un important contingent policier.

Au micro, un des organisateurs déballe une série de conseils. « Restez hydratés, des bouteilles d’eau sont distribuées », annonce-t-il, avant de fournir le numéro de téléphone d’un service d’aide juridique, pour ceux qui en auraient besoin.

« Si la police vous interpelle, donnez votre nom, mais rien de plus, dit-il. Si votre téléphone est verrouillé avec une technologie de reconnaissance faciale, créez un mot de passe, car s’ils saisissent votre appareil, ils n’auront qu’à le mettre devant votre visage pour y avoir accès. »

Austin a beau être l’oasis bleue de l’État, Bee Browning demeure méfiante.

« J’étais ici hier, ça me semblait sûr, mais je suis toujours sur mes gardes, car je sais que pendant les manifestations de Black Lives Matter, il y a eu des cas de brutalité policière. Il y avait également des contre-manifestants qui se présentaient armés de fusils d’assaut. Avec tout ce qui s’est passé au pays dans le dernier mois, c’est terrifiant. »

Manifestations à l’échelle du pays

À l’image de la manifestation tenue à Austin, des partisans du droit à l’avortement se sont mobilisés un peu partout aux États-Unis. Des milliers de personnes s’étaient notamment donné rendez-vous devant la Cour suprême, à Washington, entourée pour l’occasion de barrières et placée sous protection policière. Des militants antiavortements étaient également sur place. Des centaines de défenseurs pro-choix se sont aussi rassemblés à Los Angeles et des manifestations ont eu lieu dans certains des États qui ont profité de l’arrêt de la Cour pour bannir immédiatement les interruptions volontaires de grossesse. Au même moment, les cliniques du Missouri, du Dakota du Sud ou de Géorgie fermaient leurs portes les unes après les autres. Les États démocrates, comme la Californie ou New York, se sont quant à eux engagés à défendre l’accès à l’avortement sur leur sol.

— Agence France-Presse

Canada

Les troupes antiavortements crient « victoire »

Au Canada, les troupes antiavortements crient « victoire ». Le renversement de l’arrêt Roe c. Wade aux États-Unis revigorera, espèrent-elles, le mouvement au pays. Mais celui-ci reste marginal, croit une experte.

Aussitôt annoncé, le renversement par la Cour suprême de Roe c. Wade, qui protégeait le droit à l’avortement aux États-Unis, a été applaudi par les organisations antiavortements du Canada.

La Campaign Life Coalition, l’une des organisations les plus influentes dans les cercles antiavortements au Canada, l’a qualifié de « victoire de la vie », célébrant « le relâchement de la main de fer du mouvement proavortement sur l’Amérique ».

Surtout, la décision tant attendue a galvanisé l’espoir des militants antiavortements au Canada.

« C’est jour de fête de par le monde », a réagi Hanna Kepka, responsable des relations intergouvernementales de la Campaign Life Coalition, dans une entrevue téléphonique.

« Cette décision inspire l’ensemble de la communauté pro-vie, et au Canada aussi. »

— Hanna Kepka, de la Campaign Life Coalition

Au Canada, le mouvement antiavortement est marginal, souligne toutefois Louise Langevin, spécialiste des droits à l’autonomie procréative de l’Université Laval. Et il l’est encore plus au Québec. Mais il ne faut pas baisser la garde. Ailleurs au pays, « ils sont plus actifs ». « Ils ont l’air organisés », dit-elle.

Samedi, Campagne Québec-Vie organisait un « pèlerinage pro-vie » dans les rues de Montréal.

« Nous sommes davantage motivés par cette décision. Ça donne un surplus d’espoir », a réagi le président et directeur général de l’association, Georges Buscemi.

Celui-ci ne s’attend pas à voir débarquer à court terme « une cavalerie » de militants antiavortements, et surtout pas au Québec, où le droit à l’avortement est très bien protégé et reconnu. « Mais il y aura un effet à long terme, au moins culturel et ensuite juridique », croit-il.

« Rien n’est jamais gagné »

La grande majorité des Canadiens appuie le droit à l’avortement. Selon un récent sondage Léger réalisé pour l’Association d’études canadiennes, environ 14 % y sont toutefois opposés.

« Les femmes, les groupes de femmes doivent surveiller ce qui se passe. Rien n’est jamais gagné pour les femmes, pour les contrôler, même si, sur le plan juridique, la question est réglée. »

— Louise Langevin, spécialiste des droits à l’autonomie procréative de l’Université Laval

Pour faire pression, les militants antiavortements pourraient-ils protester devant les cliniques d’avortement, comme ils le font aux États-Unis ?

Non, car au Québec, une loi adoptée en 2016 interdit les manifestations dans un périmètre de 50 mètres autour des cliniques d’avortement. L’Ontario, la Colombie-Britannique et Terre-Neuve-et-Labrador ont aussi adopté des lois similaires.

« Ils ne peuvent aborder directement les femmes qui s’y rendent pour les faire changer d’idée », explique Louise Langevin.

Même si le mouvement antiavortement devait prendre plus de place et investir le débat politique, notre contexte juridique est totalement différent de celui des États-Unis, rappelle Me Sophie Gagnon, avocate et directrice de Juripop.

La nomination des juges à la Cour suprême, par exemple, « est beaucoup moins politisée et partisane au Canada », ajoute-t-elle.

une flèche aux conservateurs

En entrevue, Georges Buscemi, de la Campagne Québec-Vie, a décoché une flèche aux élus conservateurs, qui « semblent avoir peur de se mouiller avec ces questions-là ». « Je trouve complètement non viable cette attitude d’hypersensibilité et de peur », dit-il.

Le militant antiavortement a toutefois salué la candidate à la chefferie du parti Leslyn Lewis, qui a réagi « sans complexe » au renversement de Roe c. Wade. Sur Twitter, elle s’est opposée « aux avortements forcés » et « basés sur le sexe ».

« Le Canada n’est pas les États-Unis. Nous pouvons avoir des conversations d’adultes », a-t-elle écrit.

Annulation de Roe c. Wade

La pilule abortive, une issue de secours ?

Dans les heures qui ont suivi la décision de la Cour suprême annulant le droit à l’avortement aux États-Unis, près de 100 demandes de rendez-vous ont été reçues à Just the Pill, organisation à but non lucratif qui permet aux patientes d’obtenir la pilule abortive dans plusieurs États.

Il s’agit d’environ quatre fois le nombre quotidien habituel de demandes de rendez-vous que reçoit l’organisation, et nombre d’entre elles émanent de patientes du Texas et d’autres États qui ont rapidement interrompu les avortements après la décision de la Cour suprême des États-Unis.

Les pilules abortives, déjà utilisées dans plus de la moitié des avortements récents aux États-Unis, sont encore plus demandées depuis l’annulation de l’arrêt Roe c. Wade, et elles seront probablement au centre des batailles juridiques qui s’annoncent, tandis que près de la moitié des États comptent interdire l’avortement et que d’autres prennent des mesures pour en accroître l’accès.

La méthode, connue sous le nom d’avortement médicamenteux, est autorisée par la Food and Drug Administration (FDA) pour une utilisation dans les 10 premières semaines de la grossesse. Elle consiste à prendre deux médicaments différents, à 24 ou 48 heures d’intervalle, afin d’arrêter le développement de la grossesse, puis de provoquer des contractions semblables à celles d’une fausse couche pour expulser le fœtus, un processus qui provoque généralement des saignements semblables à des règles abondantes.

De nombreuses patientes choisissent l’avortement médicamenteux, car il est moins coûteux, moins invasif et offre plus d’intimité que l’avortement chirurgical. Les pilules peuvent être reçues par courrier et prises à domicile ou n’importe où après une consultation initiale avec un médecin par vidéo, par téléphone, en personne ou même simplement en remplissant un formulaire en ligne.

La patiente doit participer à la consultation à partir d’un État qui autorise l’avortement, même s’il s’agit simplement d’être au téléphone dans une voiture juste de l’autre côté de la frontière. L’adresse IP de l’ordinateur ou du téléphone qu’elle utilise permet à la clinique de déterminer où elle se trouve.

Pour les États qui interdisent toutes les formes d’avortement, l’avortement médicamenteux est susceptible de poser d’importants problèmes d’application. C’est une chose de fermer une clinique, mais c’est beaucoup plus difficile de contrôler des activités comme l’envoi ou la réception de pilules par courrier ou le fait de se rendre dans un État où les pilules sont légales pour avoir une consultation et les récupérer, disent les experts juridiques.

« Des gens disent que nous revenons à l’époque d’avant Roe, mais il n’y a pas de machine à voyager dans le temps ; nous avons un paysage pharmaceutique très différent », a déclaré Katie Watson, constitutionnaliste et éthicienne médicale à la Feinberg School of Medicine de l’Université Northwestern.

Les lois sur l’avortement qui commencent à entrer en vigueur dans de nombreux États conservateurs interdisent toute forme d’avortement, y compris l’avortement médicamenteux. En outre, 19 États disposaient déjà de lois interdisant l’utilisation de la télémédecine pour l’avortement. Le Texas a récemment adopté une loi interdisant l’envoi de pilules abortives par la poste. Ainsi, les groupes et certains gouvernements des États qui soutiennent le droit à l’avortement se mobilisent pour aider les patientes à obtenir les pilules dans les États où elles sont légales.

Cliniques mobiles

Depuis octobre 2020, Just the Pill a assuré plus de 2500 consultations de télémédecine avec des médecins pour fournir des pilules abortives par courrier à des patientes du Colorado, du Minnesota, du Montana et du Wyoming. D’ici quelques jours, elle prévoit de déployer dans le Colorado la première de ce qui deviendra « une flotte de cliniques mobiles » qui stationneront le long des frontières des États, offrant des consultations pour des avortements médicamenteux et distribuant des pilules, a déclaré la Dre Julie Amaon, directrice médicale de l’organisation.

Baptisé Abortion Delivered, le programme de cliniques mobiles, qui proposera également des avortements chirurgicaux aux patientes qui le préfèrent ou dont la grossesse est trop avancée pour une interruption de grossesse par médicaments, est conçu pour atteindre les patientes des États voisins, comme le Texas, l’Oklahoma et le Dakota du Sud, qui ont rapidement interdit l’avortement après la décision de justice, ainsi que d’autres États, comme l’Utah, qui devraient interdire ou restreindre fortement l’avortement.

« En opérant aux frontières des États, nous réduirons les contraintes de déplacement des patientes dans les États qui interdisent ou limitent fortement l’avortement », a déclaré Mme Amaon.

« En allant au-delà d’une clinique traditionnelle de type brique et mortier, nos cliniques mobiles peuvent s’adapter rapidement aux tribunaux, aux législatures des États et aux marchés, en allant là où le besoin se fait sentir. »

— La Dre Julie Amaon, directrice médicale de Just the Pill

Des prestataires similaires d’avortements médicamenteux se préparent également à un afflux. Hey Jane, une organisation qui a servi près de 10 000 patientes en Californie, au Colorado, en Illinois, au Nouveau-Mexique et dans les États de New York et de Washington, prévoit de s’étendre à d’autres États. « Nous avons renforcé notre équipe pour faire face à cette augmentation significative de la demande », a déclaré son PDG, Kiki Freedman.

Les groupes antiavortements tentent de contrer l’intérêt croissant pour l’avortement médicamenteux en affirmant qu’il n’est pas sûr, le qualifiant d’« avortement chimique ». James Studnicki, vice-président de l’analyse des données à l’Institut Charlotte Lozier, une branche de Susan B. Anthony Pro-Life America, a déclaré vendredi que « l’innocuité de la pilule abortive est grandement exagérée » et a qualifié la hausse de l’avortement médicamenteux de « grave menace pour la santé publique ».

Incertitude et engagements

On ignore encore beaucoup de choses sur la façon dont les États qui interdisent tous les avortements ou la plupart d’entre eux tenteront de faire appliquer leurs lois dans les cas d’avortement médicamenteux. Mais alors que l’administration Biden se démène pour réagir à la décision de la Cour, deux membres du Cabinet ont rapidement publié des déclarations dans lesquelles ils s’engagent à protéger le droit de prendre des médicaments approuvés par le gouvernement fédéral.

« Nous restons inébranlables dans notre engagement à garantir à chaque Américain l’accès aux soins de santé et la capacité de prendre des décisions en la matière, y compris le droit à un avortement sûr et légal, tel que l’avortement médicamenteux approuvé par la FDA depuis plus de 20 ans », a déclaré Xavier Becerra, secrétaire à la Santé et aux Services sociaux, dans un communiqué.

Dans une autre déclaration, Merrick Garland, procureur général du pays, a fait spécifiquement référence au premier médicament du régime d’avortement médicamenteux, la mifépristone.

En décembre, la FDA a considérablement facilité l’accès à ce médicament en supprimant définitivement l’obligation pour les patientes d’obtenir la mifépristone en se rendant en personne dans une clinique ou chez un médecin autorisé.

« Nous sommes prêts à travailler avec d’autres branches du gouvernement fédéral qui cherchent à utiliser leurs autorités légales pour protéger et préserver l’accès aux soins reproductifs, a déclaré M. Garland. En particulier, la FDA a approuvé l’utilisation du médicament mifépristone. Les États ne peuvent pas interdire la mifépristone sur la base d’un désaccord avec le jugement expert de la FDA sur sa sécurité et son efficacité. »

Mais ce que le département de la Justice peut faire n’est pas clair. Certains juristes ont fait valoir que l’approbation fédérale des médicaments prévaut sur les actions des États visant à restreindre l’utilisation d’un médicament. D’autres disent que cela ne s’applique qu’aux cas où un État prétend que la sécurité ou l’efficacité est un problème.

Cet article a été initialement publié dans le New York Times.

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