Mononc’ Serge

S’en moquer comme de l’an 8000

Sur son 15e album, L’an 8000, Mononc’ Serge fait un virage à 180° en proposant un jazz fleuri et romanti… Bien sûr que non ! Le franc-tireur reste fidèle à son rôle d’observateur grinçant – et parfois grincheux – de la société québécoise.

Le chanteur comico-tragique exprime néanmoins son ras-le-bol dans une formule plus concentrée en titres hard rock, notamment grâce aux guitares rageuses du complice Peter Paul et aux percussions tapageuses d’Ugo Di Vito. Ne le leur dites pas, mais Mononc’ est « tanné de rouler en van avec [s]on band », comme il l’extériorise dans un élan « défoulatoire ». « Tanné des mêmes osti de farces / Tanné de leur voir la face. »

Rire des autres, mais rire de soi, surtout. En ouverture, Mononc’ Serge se présente en Vendeur de bière hors pair, qui « joue tout croche » et qui a une voix « poche ». Peu importe, « j’vends plus de pintes en deux couplets que Pierre Lapointe dans un show complet », se gargarise-t-il. Il se convaincra plus tard, sur la chanson-titre, des bienfaits de rester en marge des premières pages. « Les grands qui pondent des chefs-d’œuvre / Se tiennent loin des galas et des hors-d’œuvre », explique celui qui assure qu’on le chantera « encore en l’an 8000 ».

Au rang des clins d’œil, Citoyen modèle se présente comme une version trash du Bon gars de Richard Desjardins, tandis que Les pauvres de Plume Latraverse nous vient à l’esprit quand Mononc’ Serge caricature les « théâtreux » et les « troubadours ». « Quand j’avais un cinq de lousse, je l’mettais à banque / Mais toi t’aimais mieux t’acheter d’la 50 », pavoise-t-il sur Fier de mon cash.

En fin d’album, la colère laisse place au nihilisme de Terroriste – « C’est pas les flancs mous comme moi qui deviennent terroristes » – et de J’m’en câlice, soulevée par des chants d’église… entre autres ironies.

Finalement, L’an 8000, avec son son brut et ses constats brutaux, se dévoile comme l’un des albums les plus intemporels – merci d’avoir évacué la COVID-19 – et les plus solides de Serge Robert.

Rock/Chanson

L’an 8000

Mononc’ Serge

Les Productions Serge

Julie Doiron

En toute liberté

C’est le genre d’album inattendu, qui tombe à point en venant nous secouer un peu et nous énergiser beaucoup. L’autrice-compositrice-interprète acadienne Julie Doiron n’avait pas fait d’album solo depuis neuf ans, et franchement, on sent (et on ressent) dans chacune des 13 chansons country-rock une urgence viscérale de chanter, de jouer de la guitare, de raconter des histoires – même si la plupart d’entre elles sont des histoires d’amour déçues.

Enregistré en quelques jours avec son amoureux, Dany Placard, à la basse et les frères Daniel Romano (guitares, claviers, percussions) et Ian Romano (batterie), I Thought of You est à la fois intimiste et vaste. Ponctué de petites touches de rock et de distorsion, il respire surtout la liberté et même une certaine légèreté, une insouciance malgré les thématiques qui ne sont pas nécessairement drôles – aucune lourdeur ici, jamais, qu’un souffle vital qui nous entraîne jusqu’au bout.

En fait, à 49 ans, après 30 ans de carrière – elle a débuté au sein du duo Eric’s Trip, premier band canadien à avoir signé avec l’étiquette Sub Pop au début des années 1990 –, de nombreux albums solos et des explorations de tous genres, Julie Doiron n’a plus rien à prouver depuis longtemps. Et cela aussi, on le ressent très fort en écoutant sa voix douce, mais pas mielleuse, qui parfois s’éraille, complètement incarnée, ou en appréciant les petits bouts qui dépassent parce que rien n’est parfait dans la vie.

Résultat : le voyage que Julie Doiron nous propose est vibrant et apaisant pour l’âme, et il est assurément le petit supplément qu’il nous fallait pour nous aider à terminer l’année.

Country-folk

I Thought of You

Julie Doiron

You’ve Changed Records

Quatre étoiles

5Sang14

Rester soi-même

Il n’y a pas plus authentique dans l’univers rap keb que la camaraderie qui unit les membres de 5Sang14. Ils se décrivaient récemment comme « une véritable démocratie » en entrevue avec les animateurs de la balado Pod’casque. « Des fois on n’est pas d’accord, alors on vote. Ça tombe bien, on est un chiffre impair. »

Snakeyez définit un groupe vite devenu invincible, désormais soutenu par la machine Joy Ride Records.

Ce premier album est une réussite truffée de hits mélodieux (Dangerous) et de diamants bruts générés par un parcours rempli d’obstacles (À l’aise). On marie des morceaux plus accessibles à des thèmes plus street (La faille).

Grande victoire puisqu’il n’y a pas de formule magique pour demeurer pertinent et accessible sans perdre son street cred.

Mention spéciale à Lost, qui perfectionne sa voix comme un athlète travaille sa musculature. Il possède dans cet album une maîtrise impressionnante de son flow et de ses cordes vocales, passant avec aisance du rauque à un son plus mélodieux.

Le quintette, qui a du vécu, est capable d’approfondir un thème avec maturité, notamment dans la pièce Je t’haine. Bref, on a là la preuve que demeurer soi-même est créativement payant dans le rap game.

Rap

Snakeyez

5Sang14

Joy Ride Records

Quatre étoiles

Angèle

Douze raisons d’aimer Angèle

La deuxième offrande de la Belge Angèle, Nonante-Cinq, s’inscrit dans la continuité de son premier disque : des airs pop bien réalisés, des textes toujours accrocheurs sans être complexes, des thèmes personnels et parfois engagés. Angèle ne se répète (heureusement) pas, mais elle ramène sa formule gagnante sur ces 12 nouveaux morceaux et nous rappelle pourquoi on l’aime.

Quelques pièces se démarquent sur ce disque où les rythmes gardent généralement une teinte assez uniforme. La mélancolique On s’habitue, la poignante Tempête ou l’entraînante Démons, par exemple.

Angèle rend encore hommage à son pays, amorce l’album avec la pièce Bruxelles je t’aime, qui dit exactement ce que son titre indique. Après avoir été souvent sur la route pour répondre au succès monstre de l’excellent Brol, l’auteure-compositrice-interprète marque son retour en disant combien sa patrie compte pour elle.

Ce n’est certainement pas pour rien que l’album ne s’intitule pas plutôt Quatre-vingt-quinze. Pas pour rien non plus que la seule collaboration du disque est avec une autre grande fierté du pays de Brel, le rappeur Damso (sur Démons).

Elle fait suivre sa déclaration d’amour à la Belgique de réflexions sur les embarras d’être amoureuse (de quelqu’un) sur plusieurs pièces ensuite (Solo, Taxi). Elle témoigne aussi de l’époque, n’hésite pas à nommer les difficultés des deux dernières années en pandémie. Et si le morceau Balance ton quoi a marqué les esprits par son discours féministe en 2019, Angèle continue de passer des messages sociaux par sa musique. Sur Tempête, elle dénonce la violence conjugale, dépeignant une histoire fictive qu’elle commente d’une phrase aussi simple qu’évocatrice : « La dernière fois, c’est plusieurs fois. »

Avec la ravissante Mauvais rêves, qui conclut l’album, la musicienne se montre vulnérable et honnête, raconte ses angoisses, auxquelles on peut facilement s’identifier. Qu’elle parle d’elle-même ou des autres, sur des tempos pop ou des mélodies au piano, Angèle sait comment nous ravir.

Pop

Nonante-Cinq

Angèle

Angèle VL Records

Trois étoiles et demie

Neil Young

Comme une paire de vieilles pantoufles

Imaginez une vieille paire de pantoufles. Marque de qualité, pas trop ramollies, mais avec du vécu. C’est un peu l’image qui vient en tête après écoute de Barn, le 41e album de Neil Youg, son 14e avec le groupe Crazy Horse, fidèle compagnon depuis 1968.

Les chansons ont été enregistrées rapidement et sans flafla dans une grange au Colorado, par quatre types qui se connaissent depuis toujours. Camaraderie évidente. Ambiance manifestement détendue. Style familier, réconfortant.

Young oscille entre le folk à la Harvest (Song of the Seasons, They Might Be Lost), le folk rock (Tumblin’Thru the Years) et les morceaux plus rock un peu « gueling guelang » (Heading West, Human Race). Les textes, tantôt contemplatifs, tantôt critiques, parlent du monde en 2021 à travers les yeux d’un vieux hippie de 76 ans.

Plus personnel, Young revient aussi sur sa double identité nord-américaine dans un Canerican un peu trop garroché à notre goût. Mais le meilleur moment de l’album reste sans contredit Welcome Back, longue pièce planante de neuf minutes, traversée de solos de guitare électrique brûlants et écorchés dans la tradition de Cortez the Killer.

Entre rock de garage et rock de grange, Barn ne surprendra personne. Mais pour les fans de Neil Young, la pantoufle sera de tout confort.

Folk rock

Barn

Neil Young et Crazy Horse

Warner

Trois étoiles

Luc De Larochellière

En quête d’universel

Il y a de bien belles choses dans cette Rhapsodie lavalloise, album concept où Luc De Larochellière retourne sur les lieux de son enfance : des mélodies qui restent en tête, des arrangements soignés, des phrases derrière lesquelles on sent les conforts et inconforts de la nostalgie. Qui disent aussi les tragédies, mais avec un sens contenu du drame, comme si le mal n’était pas chez lui en banlieue.

C’est dans ces moments où les failles apparaissent (L’enfant dans la piscine, La fille dans un char noir) que le projet de Luc De Larochellière s’avère le plus révélateur et le plus touchant. Il ne dénonce plus d’une voix forte comme lorsqu’il avait 20 ans, mais son regard sur le monde demeure sensible et pénétrant.

Il faut par contre avouer que toutes les chansons ne sont pas aussi universelles. En se racontant ainsi, Luc De Larochellière ouvre d’une certaine manière son journal intime. Il n’est pas sûr que ses expériences de petit gars sur son vélo à siège « banane » ou qui joue au G.I. Joe résonneront chez tous.

On pense ici et là à Michel Rivard en écoutant Rhapsodie lavalloise. Un peu parce qu’il a aussi marché à rebours dans ses propres pas avec L’origine de mes espèces, mais aussi parce qu’il a chanté avec finesse la vie sous l’image ordinaire de la banlieue. Luc De Larochellière le fait aussi, avec une grande acuité par moments, mais souvent aussi de manière plus anecdotique que poétique.

Pop/chanson

Rhapsodie lavalloise

Luc De Larochellière

Les disques de la cordonnerie

Trois étoiles

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