Plaidoyer pour le radicalisme

Malgré l’approbation du projet pétrolier Bay du Nord, Steven Guilbeault ne doit surtout pas démissionner, croit son ex-partenaire militant Hugo Séguin.

« Si la planète brûle, on ne veut pas enlever de pompiers ! Il faut en ajouter. Avec plus d’écologistes au Conseil des ministres, la décision aurait été différente… »

En interview vidéo, M. Séguin se frotte le visage avec la paume d’une main. Ses yeux sont rougis. Malgré le lancement de son livre, ce ne fut pas une très belle semaine.

Alors que le rapport du GIEC montrait la voie à suivre pour affronter la crise climatique, le gouvernement Trudeau a approuvé cette extraction pétrolière au large de Terre-Neuve. Le fragile espoir s’est transformé en colère impuissante.

« C’est une très, très mauvaise décision, s’insurge l’essayiste. Le timing n’aurait pas pu être pire. Comme l’a dit le secrétaire général de l’ONU, lancer de nouveaux projets d’énergies fossiles, c’est de la folie furieuse. »

Sur les réseaux sociaux, les militants s’entredéchirent. Aux yeux de beaucoup, le ministre de l’Environnement serait devenu un traître.

Pour comprendre la démarche de M. Guilbeault et la frustration qu’elle suscite, le livre d’Hugo Séguin est incontournable.

Le titre en résume le vaste programme : Lettre aux écolos impatients et à ceux qui trouvent qu’ils exagèrent. C’est à la fois une tentative de réconciliation et un appel à l’action.

Ancien conseiller politique du Bloc québécois et du Parti québécois, militant chez Équiterre et aujourd’hui chercheur universitaire au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal, il connaît le milieu à l’envers et à l’endroit.

Il divise les écologistes en deux camps : ceux qui mobilisent avec un discours radical et ceux qui investissent les lieux de pouvoir pour changer le système de l’intérieur. Même si ces gens ne s’aiment pas toujours, ils se complètent. Les purs et durs créent un rapport de force, tandis que les autres convertissent ces idées en politiques applicables, avec les compromis frustrants que cela suppose.

M. Séguin donne l’exemple du premier plan du Québec contre les changements climatiques, en 2006.

Steven Guilbeault travaille alors pour Greenpeace. Lui est chez Équiterre. En coulisses, ils préviennent le gouvernement Charest : si vous déposez une simple « stratégie » sans mesures concrètes, on va vous « arracher la tête »…

Un plan d’action est finalement adopté avec la promesse d’un marché du carbone.

Lors de l’annonce officielle, un militant dénonce les lacunes du plan. M. Guilbeault s’avance ensuite vers le micro. Les fonctionnaires sont nerveux. Il dit : « Je… vous félicite ! »

Leur philosophie était de critiquer les erreurs, mais de souligner chaque bon coup, pour inciter les élus à en faire plus.

« Steven n’a pas changé, au fond, raconte Hugo Séguin. Il reste très pragmatique. Avoir raison tout seul dans son salon, ça ne l’intéresse pas. L’important pour lui, c’est d’obtenir des gains, même imparfaits. »

On se doute que M. Guilbeault ne voulait pas de Bay du Nord, un projet évalué en fonction de la vieille loi environnementale de Stephen Harper et qui menacera des écosystèmes marins tout en ajoutant aux émissions de gaz à effet de serre (GES). Justin Trudeau a cédé aux arguments de la ministre des Finances, Chrystia Freeland, et du ministre terre-neuvien, son ami personnel Seamus O’Regan.

L’histoire de l’oléoduc Trans Mountain se répète…

Pour ne pas devenir une caution verte, M. Guilbeault devra obtenir des résultats. Soit une baisse mesurable des émissions de GES. Et pour cela, croit Hugo Séguin, le pragmatisme a atteint ses limites.

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Pendant longtemps, M. Séguin a répété que la politique était « l’art du possible ». Il croyait à l’approche des petits pas.

« J’ai mis du temps à comprendre que ça ne suffisait pas », reconnaît-il.

Selon lui, l’heure est au radicalisme. Son essai réhabilite d’ailleurs le terme.

En politique partisane, « radical » est synonyme de « dangereux » ou « illégitime ». Hugo Séguin revient à l’étymologie du mot. Une solution est radicale quand elle s’attaque à la racine du problème. Quand elle l’arrache pour construire autre chose.

L’idée radicale d’hier devient souvent le gros bon sens de demain.

Comme employé du député bloquiste Réal Ménard dans les années 1990, il jugeait le mariage gai « trop radical » pour être accepté par la population. Deux décennies plus tard, il était marié à son conjoint.

En 2014, un front commun d’ex-politiciens et de leaders du milieu des affaires signait un manifeste pour que le Québec exploite son pétrole. Les caquistes étaient d’accord. Mais il y a quelques semaines, le gouvernement Legault a interdit à jamais cette aventure, et cela faisait consensus.

Hugo Séguin note que le mouvement environnemental en est à sa troisième phase.

La première était celle de la vertu. Les gouvernements se félicitaient, par exemple, d’acheter des véhicules hybrides pour leurs fonctionnaires.

La deuxième était celle des mesures incitatives. Quelques bâtons, mais surtout des carottes, comme les rabais à l’achat de véhicules électriques.

La troisième, qui se déploie trop lentement, est celle de la contrainte. « Une taxe de quelques cennes sur l’essence, ça n’a presque pas d’impact. Il faut éliminer le problème en interdisant la vente de ces véhicules [ce sera fait en 2035]. »

Le plan climat de M. Guilbeault, dévoilé fin mars, a un « potentiel de radicalité », croit M. Séguin. Il réduirait notamment les émissions de méthane de 75 % d’ici 2030 et plafonnerait à court terme les émissions de pétrole et de gaz pour les faire baisser ensuite. « C’est du jamais-vu. L’idée est bonne, mais le mécanisme n’a pas encore été trouvé. Tout dépendra de la pente. Il faudra qu’elle descende bientôt, et rapidement. »

Il y a quelques jours, M. Guilbeault a prévenu Suncor que son projet d’agrandissement de la mine Base était incompatible avec la cible en matière d’émissions de GES du secteur pétrolier et gazier – une réduction de 31 % d’ici 2030 par rapport au niveau de 2005.

Ce blocage annoncé constitue un précédent, se réjouit M. Séguin. Mais il propose d’aller encore plus loin. Les ressources ne sont pas infinies, et la technologie n’avance pas assez vite. Il propose donc de couper aussi la demande. À la racine.

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Hugo Séguin compare le radicalisme à l’innovation. C’est comme un laboratoire d’idées. Il requiert des citoyens qui écoutent leurs adversaires et des pédagogues engagés.

Dans les deux cas, M. Séguin s’inquiète. Trop de militants se confinent dans une posture antisystème. Ils n’essaient pas de comprendre comment la politique fonctionne. Ils n’y croient même plus.

Le livre donne l’exemple de Catherine Dorion, qui écrivait au sujet du printemps étudiant que le mouvement était si beau qu’il se suffisait à lui-même.

Il est facile de se refermer sur sa tribu, de rester dans l’entre-soi militant en se confortant dans son rôle de résistant tragique, de lucide incompris. Mais si les écologistes cessent de parler aux gens qui ne pensent pas comme eux et désinvestissent la politique, ils la laisseront à ceux qui s’accommodent à merveille du statu quo.

Hugo Séguin avoue lui-même avoir parfois envie de se « taper une dépression d’enfer » ou de « partir sur le party en criant : “Fuck toute !” »

« La colère est justifiée et elle est nécessaire, insiste-t-il. C’est une source d’énergie formidable. Mais il faut la harnacher pour qu’elle mène quelque part. »

Dans son livre, il revient sur la démission en 2018 de l’ex-ministre de la Transition énergétique de la France Nicolas Hulot. « Sur tous les sujets, j’avançais tout seul », déplorait l’écologiste.

Voilà justement ce que craint Hugo Séguin. « J’espère qu’une nouvelle génération va venir en renfort en politique. Et, oui, avec des idées radicales. »

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