Science

Brûler la forêt pour la protéger… depuis 1500 ans au Québec

Avant l’arrivée des Européens, les autochtones de la Nouvelle-Angleterre brûlaient-ils des forêts pour faire place à des champs ? La question provoque une bataille rangée au sein des anthropologues depuis l’hiver dernier. Que la réponse soit oui ou non, les implications sont surprenantes.

Des forêts intactes

À l’origine de la controverse, on retrouve un type de plaine légèrement boisée appelée « open land » en anglais. « C’est un écosystème très riche en biodiversité », explique Wyatt Oswald, écologiste du Collège Emerson à Boston, qui est l’auteur principal de l’étude publiée en janvier dans la revue Nature Sustainability. « Le consensus était que ce type d’espace vert est apparu avec l’adoption de l’agriculture sédentaire par les autochtones. Donc, dans le cas de la Nouvelle-Angleterre, il y a de 700 à 900 ans. Avec l’analyse de pollen et de charbon de bois dans les sédiments de 13 lacs du sud de la Nouvelle-Angleterre, sur plus de 10 000 ans, nous montrons que la région était couverte de forêt jusqu’à l’arrivée des Européens. Il y a aussi très peu de variations de la quantité de charbon de bois dans les sédiments, alors qu’il y a des variations importantes de la population précoloniale. »

Nettoyer le sous-bois

En juillet, Nature Sustainability a publié deux critiques très vives de l’étude de M. Oswald. « L’étude de janvier ne tient pas compte de la particularité de la gestion autochtone des forêts », explique Marc Abrams, écologiste de l’Université Penn State, qui signe l’une des deux critiques. « Il ne s’agit pas de brûler des forêts entières pour les convertir en grands champs, comme on le fait aujourd’hui. Il s’agit de dégager des clairières pour des petits champs, pour des hameaux, et de dégager le sous-bois pour favoriser certaines espèces d’arbres utilisées pour construire des canots et qui donnent des glands nutritifs, et pour faciliter les déplacements et la chasse. Ce type d’incendie à basse intensité ne donne pas nécessairement beaucoup de charbon lacustre. »

Colonialisme et environ- nementalisme

L’autre critique de M. Oswald, Christopher Roos, de la Southern Methodist University à Dallas, pense qu’il faut tenir compte des relations actuelles avec les autochtones. « Dire que les autochtones ne géraient pas leurs forêts, c’est cautionner le discours de “destinée manifeste” qui justifiait l’expulsion des autochtones de leurs terres dans l’Ouest américain au XIXsiècle, dit M. Roos. La “destinée” des États-Unis était d’exploiter à leur plein potentiel des terres laissées en friche par les autochtones. » Pour illustrer les dérives potentielles des erreurs de paléontologie, M. Roos cite le livre The Future Eaters, du paléontologue australien Tim Flannery, publié en 1994. « Flannery écrivait que les premiers habitants de l’Australie, quand ils sont arrivés il y a 40 000 à 60 000 ans, ont exterminé les grands mammifères. La réalité est plus complexe, mais son livre a été cité pour justifier la déforestation d’un côté, et le refus d’accorder des droits territoriaux aux autochtones de l’autre. »

Et au Québec ?

En 2018, dans la revue Quaternary Science Reviews, des chercheurs québécois ont démontré que depuis 1500 ans, il y a des traces d’incendies allumés délibérément par les humains dans le sud du Québec. « Ce sont des résultats assez similaires à Oswald, on voit un impact, mais il est très très mineur par rapport à l’époque coloniale », explique Christian Gates St-Pierre, anthropologue de l’Université de Montréal qui n’était pas parmi les auteurs de l’étude de 2018. « Mais on avait vu quand même une légère tendance à l’augmentation avant l’époque européenne, quand les villages sont devenus permanents au XIIIe siècle dans la vallée du Saint-Laurent, alors qu’Oswald semble dire que l’impact est quasi nul. Je suis aussi d’accord avec Abrams que certains types de brûlis, pour débroussailler, laissent moins de traces. »

Algonquins et Iroquoiens

Le débat entre MM. Oswald, Roos et Abrams en cache un autre, au sujet des Algonquins qui habitaient le sud de la Nouvelle-Angleterre. Ils sont apparentés aux Algonquins (Anichinabés) de la vallée de l’Outaouais, dont ils ont été séparés par l’arrivée des Iroquoiens dans la vallée du Saint-Laurent il y a 1500 à 2500 ans. « J’ai des collègues qui pensent qu’on va trouver des villages algonquins permanents dans le sud de la Nouvelle-Angleterre, mais j’en doute », dit Elizabeth Chilton, archéologue à l’Université d’État de Washington, qui est cosignataire de l’étude de M. Oswald en janvier. « Les Algonquins du sud de la Nouvelle-Angleterre habitaient trois à six mois au même endroit, près de leurs champs, puis trouvaient un autre endroit l’année suivante. » En comparaison, les Iroquoiens, un groupe qui comprend les Iroquois et les Hurons-Wendats, ont fait il y a 700 à 800 ans une transition vers des villages agricoles permanents pouvant accueillir beaucoup plus de gens, 1000 personnes. Pourquoi les Algonquins n’ont-ils pas fait la transition des villages agricoles temporaires aux villages agricoles permanents, comme les Iroquoiens ? « Les villages permanents où l’alimentation est basée sur le maïs ne sont pas mieux, dit Mme Chilton. Oui, il y a beaucoup plus de gens, mais ils ont des caries, souffrent de malnutrition et de famines fréquentes, et il y a des inégalités sociales parce que l’élite monopolise les récoltes. Je pense que la transition chez les Iroquoiens est arrivée par accident. Le problème, c’est que les peuples qui adoptent un mode de vie permanent ne peuvent revenir en arrière. Le mode de vie algonquin était beaucoup plus durable. » Mais les « open lands » créés par les villages permanents iroquoiens ne sont-ils pas plus favorables à la biodiversité, donc créés par une évolution désirable ? « On a eu un débat sur le sujet avec mes collègues écologistes, qui ne voulaient pas qu’on se prononce sur le caractère positif ou négatif de cette transition », dit Mme Chilton.

Les sédiments de charbon

M. Abrams affirme que les incendies de faible intensité, pour éliminer par exemple les broussailles dans les sous-bois, donnent peu ou pas de charbon dans les sédiments lacustres. M. Oswald pense que ce n’est pas le cas. « Il devrait même y avoir plus de charbon quand le feu est à température plus basse », dit M. Oswald. Qui a raison ? Peu d’études existent sur le sujet, dont l’une est publiée par M. Abrams. Ce dernier cite aussi une étude publiée en 1997 dans le livre Sediment Records of Biomass Burning and Climate Change. La Presse a demandé à l’un des auteurs de l’étude de 1997, Boone Kauffman, de l’Université d’État de l’Oregon, de trancher. M. Kauffman a été prudent. « Je ne pense pas qu’on peut dire que les incendies de faible intensité ne produisent pas de charbon, dit M. Kauffman. S’il y a beaucoup de biomasse brûlée, il y aura beaucoup de charbon, même à faible intensité. »

Les incendies de la côte Ouest

M. Abrams estime que l’étude de M. Oswald fait partie du « mythe du bon sauvage », l’idée que les autochtones étaient en harmonie avec la nature avant l’arrivée des Européens, et donc que gérer les forêts par des incendies délibérés n’est pas « naturel ». « C’est au contraire un instrument essentiel pour diminuer le risque d’incendies de forêt, dit M. Abrams. On le voit avec les incendies actuels sur la côte Ouest, qui sont à mon sens directement reliés aux restrictions sur la gestion traditionnelle des forêts par des incendies, par les autochtones de la région, à partir du début du XXe siècle. Avec les changements climatiques, ça a donné beaucoup de combustible pour les incendies. »

L’agriculture précoloniale en trois dates

500 avant Jésus-Christ

Premières traces archéologiques iroquoiennes au Québec, en Ontario et dans le nord de l’État de New York

De 800 à 900 après Jésus-Christ

Arrivée de la culture du maïs en Nouvelle-Angleterre et dans le sud du Québec

De 1200 à 1300 après Jésus-Christ

Transformation des villages agricoles temporaires en des villages permanents pouvant abriter jusqu’à un millier de personnes, chez les Iroquoiens (Iroquois, Hurons et Iroquoiens du Saint-Laurent, entre autres)

Source : Université de Montréal

La démographie précoloniale en chiffres

De 20 000 à 35 000

Nombre de Hurons-Wendats avant l’arrivée des Européens

De 10 000 à 20 000

Nombre d’Iroquois avant l’arrivée des Européens

De 12 000 à 20 000

Nombre d’Algonquins (Anichinabés) au Canada avant l’arrivée des Européens

De 70 000 à 100 000

Population de la Nouvelle-Angleterre avant l’arrivée des Européens

Sources : Encyclopédie canadienne, Worldmark Encyclopedia of Cultures and Daily Life, Statistique Canada, Changes in the Land

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