Décryptage

La Caisse de dépôt dans les cryptobanques, risques et questions droit devant

La prolifération des banques de cryptomonnaies acceptant des dépôts et faisant des prêts inquiète les gendarmes boursiers ici et aux États-Unis, mais cela ne semble pas effrayer la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ).

Celsius Network a été le choix du bas de laine des Québécois, qui vient de participer à une ronde de financement de 400 millions US pour épauler cette entreprise qui échappe au regard des autorités réglementaires. Devrait-on s’en inquiéter ? Les déposants devraient-ils se méfier de ces banques nouveau genre ? À vous de juger.

Comment cela fonctionne-t-il ?

Celsius Network, BlockFi et les autres plateformes s’inspirent du modèle des banques traditionnelles. Elles mettent en commun des dépôts de cryptomonnaies, comme le bitcoin, offrent des prêts et versent des intérêts – souvent supérieurs à 10 % – aux déposants.

Comment ces acteurs peuvent-ils offrir de tels rendements sur des dépôts alors que les taux offerts par les institutions financières sont faméliques ? Il y a quelques pistes.

« Elles prêtent des cryptomonnaies à des [fonds spéculatifs et des firmes de capitaux privés] qui ont besoin de ces actifs pour faire de la couverture ou d’autres transactions, explique Louis Roy, président de Catallaxy, filiale de Raymond Chabot Grant Thornton, spécialisée dans la chaîne de blocs. Ils sont prêts à payer une prime. »

Contrairement aux banques traditionnelles, ces nouveaux acteurs ne sont pas assujettis à un seuil minimal de capital à maintenir dans leurs réserves. Ils ont donc plus d’argent disponible.

En tant que déposant, est-ce que mon argent est garanti ?

Non.

Au Québec et au Canada, l’Autorité des marchés financiers (AMF) et la Société d’assurance-dépôts du Canada protègent les dépôts faits auprès de diverses institutions financières enregistrées.

La couverture peut aller jusqu’à 100 000 $ par catégorie de dépôts.

« Effectivement, ces dépôts [auprès des cryptobanques] ne sont pas protégés, car ce ne sont pas des dépôts d’argent », explique le porte-parole de l’AMF, Sylvain Théberge.

Qu’arrive-t-il si tout le monde réclame son argent en même temps ?

« On n’a pas la réponse », reconnaît M. Roy, lorsqu’on lui pose la question.

Les banques traditionnelles doivent conserver des réserves de capital pour permettre à leurs clients de retirer des fonds. Cela ne s’applique pas encore aux acteurs comme Celsius – qui dit compter plus d’un million de clients et un actif total de 25 milliards US.

Établie à Londres, Celsius, qui serait valorisée à quelque 3 milliards US, n’a pas répondu aux questions envoyées par La Presse à propos de sa capacité à répondre à des retraits massifs.

« Si on vous promet des taux d’intérêt aussi élevés, c’est nécessairement qu’il y a un revers versus les prêts bancaires traditionnels », note Martin Lalonde, gestionnaire de portefeuille chez Rivemont, une firme qui offre un fonds commun de placement basé sur le bitcoin.

Quels sont les autres risques ?

Les plateformes centralisées d’intérêts et de prêts sur monnaie virtuelle ne sont pas à l’abri des cyberattaques. Ainsi, la chaîne de blocs – un registre de transactions décentralisé – n’offre pas une protection contre un « accès malicieux hypothétique » aux portefeuilles, indique M. Lalonde.

« Les risques sont importants, renchérit le président de Catallaxy. Si je veux faire affaire avec une plateforme, je dois m’assurer que les actifs seront déposés dans un gardien d’actifs reconnu, comme Gemini et BitGo. Une erreur de manipulation et tout peut disparaître. »

Il est également utile de s’informer des mises en garde effectuées par ces entreprises souvent présentées comme des banques de l’avenir.

BlockFi et ses partenaires pourraient être visés par des « cyberattaques, des conditions de marché extrêmes ou d’autres difficultés techniques », prévient l’entreprise sur son site web. De tels évènements pourraient provoquer l’arrêt « temporaire ou permanent » des retraits et transferts.

Dans le cas de Celsius, Fireblocks, qui agit comme « gardien de valeurs » responsable de la protection contre le vol de cryptomonnaies, offre une assurance sur les actifs gardés dans les portefeuilles, fait remarquer M. Lalonde.

Pour chaque plateforme, les conditions d’utilisation comportent de nombreuses exceptions. Mieux vaut les lire attentivement. De plus, il est impossible d’avoir la certitude qu’on fait le maximum en matière de protection des dépôts.

« Une institution financière est auditée, souligne M. Roy. Dans l’autre cas, on n’a pas toujours la certitude à 100 % que cela est fait. »

Ces plateformes seront-elles réglementées ?

Il faudra du temps, estiment M. Roy et Lalonde, qui croient que les avancées se feront par étapes puisque ce nouveau modèle est là pour de bon. Il faut donc s’attendre à ce que ces cryptobanques demeurent dans la ligne de mire des gendarmes boursiers.

Aux États-Unis, l’État de New York vient d’emboîter le pas au New Jersey, au Texas et au Kentucky, en exigeant notamment que certains acteurs fournissent des explications sur leur modèle d’affaires.

Pour certains produits, Celsius propose notamment de rémunérer ses déposants avec sa propre monnaie virtuelle. Pour certains gendarmes, il s’agit d’une offre de titres non enregistrés.

« C’est vrai que cela soulève beaucoup de questions, dit le président de Catallaxy. Est-ce que c’est une monnaie, un instrument financier, une commodité ? Les acteurs sérieux veulent s’ajuster. Mais ils vont continuer à se faire taper sur les doigts. »

Ce qui a été soulevé au sud de la frontière préoccupe l’AMF, qui dit « analyser la situation ». L’Autorité se penche notamment sur le cas de Celsius. Par sa « nature numérique », des investisseurs québécois ont probablement pu faire affaire avec l’entreprise, même si elle est établie à l’extérieur du pays.

Au moment d’annoncer son investissement dans Celsius, la CDPQ reconnaissait les « enjeux réglementaires ». L’institution faisait valoir que l’arrivée d’acteurs institutionnels dans la gouvernance de ces banques nouveau genre devrait permettre des avancées plus rapides au chapitre de la gouvernance.

« Il faudra être deux pour danser, dit M. Lalonde. Ce qu’on peut espérer de mieux, c’est un effort concerté afin de ne pas freiner ce développement technologique, sans toutefois compromettre la protection des investisseurs. »

Aux États-Unis, où les cryptobanques se multiplient, les autorités réglementaires se retrouvent donc dans un sprint pour tenter d’encadrer ce secteur où la spéculation est monnaie courante.

— Avec la collaboration d’André Dubuc, La Presse

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.