Chronique

Pour une enquête publique

Il paraît que je suis trop négative.

Que le climat est déjà assez anxiogène, pas besoin d’en rajouter avec des chroniques sur les vieux qui meurent dans les CHSLD.

Que les médias devraient en revenir. Passer à autre chose. Parler vacances estivales, tiens. Parler papillons et arcs-en-ciel.

Il paraît que la vie continue.

C’est vrai… mais pas pour tout le monde.

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Mercredi, je vous ai raconté les remords de Mario Lefebvre, qui a convaincu son vieux père d’aller en réadaptation au CHSLD LaSalle. Dix jours plus tard, Gilbert Lefebvre est mort, emporté par la COVID-19.

« Avoir su », Mario aurait hébergé son père à la maison, le temps qu’il se rétablisse d’une mauvaise chute. Mais il ne savait pas. Comment aurait-il pu savoir ?

Quelques lecteurs, donc, m’ont reproché d’avoir écrit une chronique trop sombre. Mais d’autres se sont reconnus dans l’histoire de Mario ; ils ont vécu la même. Ils ressentent la même culpabilité. La même douleur.

La même colère, aussi.

Ils ont le même besoin de comprendre ce qui a bien pu se passer pour que ça dérape autant.

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Le désastre n’est pas que québécois. Un peu partout sur la planète, le coronavirus a fait des ravages dans toutes les résidences pour aînés où il a pu s’introduire.

En Ontario, le premier ministre Doug Ford a annoncé mardi la tenue d’une enquête indépendante sur la gestion des résidences pour aînés dans la province. Au Québec, François Legault n’a pas fermé la porte à une enquête.

Il en faut une. Publique.

Le désastre n’est pas que québécois. Mais il l’est… beaucoup. Trop. « Si la situation des CHSLD n’était pas ce qu’elle est, on aurait eu un portrait au Québec qui est extraordinaire », disait Horacio Arruda, dimanche, à Tout le monde en parle.

Mais voilà, il y a « la situation des CHSLD ». Je ne voudrais surtout pas être rabat-joie, j’aimerais causer papillons et arcs-en-ciel, mais des gens continuent de mourir dans nos CHSLD.

Ils meurent par dizaines. Chaque jour.

On s’habitue aux courbes, aplaties ou non. On finit même par oublier que derrière les chiffres, il y a autant de drames humains. À ce jour, le coronavirus a fauché 2563 vies dans les CHSLD du Québec. Il en a fauché 651 autres dans les résidences privées pour aînés.

Soyons francs : le tableau est catastrophique, au point de faire passer le Québec pour un cancre sur la scène mondiale. Montréal, surtout, où le taux de mortalité est pire que dans toute autre ville au pays.

Ce qui se passe entre les murs de nos CHSLD, en ce moment même, est une tragédie nationale.

Alors, quand les feux auront été éteints, il faudra tenir une commission d’enquête publique. Il faudra entendre des témoignages déchirants comme celui de Mario Lefebvre. Il faudra poser des questions qui dérangent.

Il faudra comprendre.

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Depuis le début, nos dirigeants nous mettent en garde contre les jugements a posteriori. Ils avancent à tâtons dans cette crise ; il serait injuste de les critiquer, à la lumière de ce que nous savons aujourd’hui, pour des décisions prises hier dans l’obscurité la plus complète.

Ils nous répètent que ça n’avance à rien de tourner le fer dans la plaie, de se dire qu’avoir su, on aurait pu faire mieux.

Soit. Mais pour les CHSLD… ne savait-on pas déjà ?

N’avait-on pas tous été horrifiés, début mars, par le désastre provoqué par une éclosion de COVID-19 dans une résidence de la banlieue de Seattle ?

Dès le 25 mars, la directrice de santé publique de Colombie-Britannique, Bonnie Henry, a formellement interdit au personnel soignant de travailler dans différentes résidences pour aînés de la province. C’était impératif pour espérer contenir la propagation du virus.

Au Québec ? Le trio Legault, McCann et Arruda a déploré les mouvements de personnel à de nombreuses reprises en point de presse. Il a reconnu qu’ils étaient dévastateurs dans les CHSLD et les résidences privées pour aînés.

Mais il ne les a jamais interdits.

Et ces mouvements ont continué. Malgré la consigne de Québec, émise le 3 avril, d’éviter « dans la mesure du possible » que le personnel travaille dans plus d’un CHSLD.

Le 16 avril, un porte-parole du ministère de la Santé a même affirmé au Journal de Montréal que la mobilité des employés faisait « la force du réseau de la santé ».

La force du réseau, peut-être.

Celle des patients, par contre…

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Seule une quarantaine de résidences pour aînés ont été infectées par la COVID-19 en Colombie-Britannique. Dix fois moins qu’au Québec.

Là-bas, les autorités sanitaires ont testé tous les résidants et employés des centres infectés, même quand ils n’avaient pas de symptômes, rapportait mardi Radio-Canada.

Ainsi, elles ont vite réalisé que le virus se transmettait bien davantage par les employés que par les visiteurs.

Au Québec, on l’a réalisé trop tard. Comme on a réalisé trop tard que le virus se transmettait avant que les malades ne ressentent de symptômes.

« Le mal était fait et on a ensemencé cela dans les CHSLD », a reconnu le Dr Arruda à TLMEP. C’est là qu’on a perdu le contrôle dans ces établissements fragilisés par des années, que dis-je, par des décennies d’incurie.

C’est là qu’a joué le film d’horreur. Et pas seulement à la résidence privée Herron de Dorval.

« Ce qui m’a tordu le cœur, c’est qu’en plus de la COVID-19, il y a des gens qui n’avaient même pas d’eau, a dit le Dr Arruda. Il y avait vraiment une crise sanitaire et il faut absolument qu’on apprenne de ça et qu’on corrige la situation. »

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Avoir su ? La vérité, c’est que nos dirigeants savaient.

Ils savaient mais, rendus là, ils étaient coincés. Ils avaient besoin de bras pour nourrir les résidants. Pour leur éviter de crever de soif. Quitte à ce que ces bras se promènent d’un CHSLD à l’autre. Quitte à ce qu’ils soient contaminés.

On ne peut pas en vouloir à nos dirigeants d’avoir dû faire ce terrible choix.

Mais il serait tragique de l’oublier trop vite.

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