Santé

La face cachée des greffes d’organes

Imaginez subir une greffe d’organe. Ingérer chaque jour un cocktail de médicaments antirejet pour, au bout de quelques années, mourir d’un cancer. C’est le destin tragique de certains greffés. Les risques graves associés aux médicaments utilisés dans les transplantations d’organes sont peu connus. Mais bien réels.

UN DOSSIER D’ALICE GIRARD-BOSSÉ

Médicaments antirejets et cancer

« Ça fait partie de la game, malheureusement »

Dans les dernières années, Sylvain Bédard a vu ses amis greffés mourir les uns après les autres. Emportés par un cancer ou des infections bénignes pour le commun des mortels. Après avoir survécu à deux greffes du cœur, c’est à son tour d’être terrassé par un cancer métastatique. « Ça fait partie de la game, malheureusement. »

Il a d'abord reçu un diagnostic de cancer de la peau en 2020. Des métastases viennent d’être découvertes dans ses poumons. « J’ai une épée de Damoclès au-dessus de moi », dit l’homme de 55 ans. Il est loin d’être le seul à se retrouver dans cette situation difficile. Quatre de ses amis, qui ont eux aussi subi une greffe, luttent actuellement contre un cancer de la peau.

Les personnes ayant bénéficié d’une greffe d’organe doivent prendre des médicaments dits « antirejets » qui inhibent leur système immunitaire pour le reste de leur vie. Ces traitements aident à empêcher le corps de rejeter l’organe greffé, mais augmentent les risques d’infections et de cancers.

Pourtant, c’est un sujet tabou, estime-t-il. Le receveur doit toujours demeurer reconnaissant du miracle de la médecine qui l’a gardé en vie. « On en parle entre nous, mais les autres ne veulent pas entendre ça. Il ne faut jamais parler de la mort, des risques de complications, il faut toujours avoir l’air de bonne humeur », dit-il.

« J’ai perdu mon adolescence »

En 1980, la sœur de Sylvain Bédard meurt subitement d’une crise cardiaque à l’âge de 18 ans. Elle souffre, à son insu, d’une maladie du muscle cardiaque génétique appelée cardiomyopathie hypertrophique. « J’ai perdu mon adolescence. J’ai perdu ma sœur à 13 ans, et quelques mois plus tard, je me suis fait dire que j’allais mourir comme elle vers 18 ou 19 ans », dit-il.

Au fil des années, sa maladie progresse rapidement. Lorsqu’il atteint la trentaine, Sylvain Bédard passe plusieurs semaines aux soins intensifs. Les médecins se rendent à son chevet toutes les quatre heures pour tenter de stabiliser son état.

À l’âge de 33 ans, il reçoit un nouveau cœur. L’opération est un succès. Si bien qu’à peine trois ans plus tard, il escalade le mont Blanc, en France, avec son médecin, et devient le premier greffé du cœur canadien à atteindre ce sommet.

« J’étais très fier de moi, parce que j’avais défié tous les pronostics [de réadaptation]. Ça ne s’était jamais vu. »

— Sylvain Bédard

Au fil des ans, il aura cinq fils, tout en étant gestionnaire de projets et directeur de tournées.

Sylvain Bédard prend alors quotidiennement un cocktail de médicaments. « Vingt-cinq par jour », précise-t-il. Ces médicaments lui causent des douleurs musculaires, des troubles digestifs, des tremblements, de la haute pression et du cholestérol. Mais ils sont essentiels pour assurer la survie de son nouveau cœur.

Malgré la médication, son corps commence toutefois en 2014 à rejeter le cœur qu’il a reçu. Il a besoin d’une nouvelle transplantation. « C’était un choc et un rappel à la réalité. Je retournais en arrière », dit-il. Il attend quatre ans et demi avant de recevoir le cœur d’un nouveau donneur en décembre 2018.

« Mes problèmes ne font que commencer »

En 2020, Sylvain Bédard reçoit un diagnostic de cancer de la peau. « Je me souviens d’avoir dit à un ami : “Je sais que mes problèmes ne font que commencer” », raconte-t-il. Il subit une douzaine d’opérations et une greffe au front, pour lui retirer un kyste cancéreux.

Puis, en octobre dernier, on lui diagnostique un cancer des poumons. Il est opéré au mois de février ; on lui retire alors une tumeur cancéreuse « grosse comme une balle de tennis ». Le 18 mai, après un scan, le diagnostic tombe : il est atteint d’un cancer des poumons métastatique.

« Je suis maintenant comme Amy », dit-il. Amy, c’est Amy Silverstein, auteure et double greffée du cœur. Elle a écrit une lettre ouverte dans le New York Times en avril dernier intitulée « Mon cœur transplanté et moi allons bientôt mourir ». Elle souffrait aussi d’un cancer des poumons métastatique, qu’elle attribuait à des décennies de médicaments post-transplantation.

« Le cœur de mon premier donneur est mort à cause de la protection insuffisante des médicaments de transplantation contre le rejet du cœur du donneur ; mon second mourra très probablement à cause de leurs effets immunitaires bloqués qui donnent libre cours au cancer », y écrivait-elle.

Amy Silverstein est morte trois semaines après la publication de sa lettre, le 5 mai dernier. Elle avait 59 ans. Son récit a profondément touché Sylvain. « C’est un côté ignoré et c’est ça qui rendait son article touchant. Enfin, quelqu’un osait dire comment ça peut être difficile. »

C’est que « les greffés n’ont pas le droit de ne pas être de bonne humeur ou de ne pas être reconnaissants », estime M. Bédard.

« On dirait que parce qu’on a reçu ça, il faut toujours que la vie soit belle, alors que beaucoup d’entre nous ont des enjeux médicaux. »

— Sylvain Bédard

Ses problèmes de santé n’enlèveront jamais la reconnaissance qu’il a pour ses deux donneurs. « Parce que je ne serais pas là aujourd’hui sans eux », dit-il. Même en connaissant les risques, il n’hésiterait pas à refaire son parcours, uniquement pour avoir la chance de voir ses enfants grandir.

Son plan pour l’avenir ? « Profiter pleinement de la vie, jusqu’au bout. »

Un miracle médical risqué

Dans le monde de la transplantation d’organes, les récits de succès éclatants sont souvent mis de l’avant. Derrière ces histoires se cache toutefois une réalité risquée pour les personnes transplantées, que l’on cherche souvent à occulter.

« Publiquement, on s’attend des patients qu’ils nous parlent du côté glorieux de la transplantation, mais souvent, ils n’ont pas l’espace de parole où ils peuvent exprimer leurs regrets, leurs pertes et les difficultés qu’ils peuvent rencontrer », affirme la Dre Marie-Chantal Fortin, néphrologue au sein de l’équipe de transplantation rénale du Centre hospitalier de l’Université de Montréal.

La transplantation d’organes est souvent présentée comme un miracle médical, mais dans les faits, elle comporte des risques importants pour les patients, comme des cancers et des infections.

« Beaucoup de patients ne veulent pas nuire au don d’organes. On veut encourager les gens à signer leur carte de don d’organes, on ne veut pas mettre de l’avant le côté le plus sombre de la transplantation d’organes. »

— La Dre Marie-Chantal Fortin, néphrologue au sein de l’équipe de transplantation rénale du Centre hospitalier de l’Université de Montréal

Des médicaments essentiels… mais qui rendent vulnérable

La transplantation sauve des vies et améliore la qualité de vie des patients. « Ça leur permet de vivre plus longtemps et de vivre mieux, mais ça demeure quand même une maladie chronique », nuance-t-elle.

Sans les médicaments antirejets, le corps peut reconnaître l’organe transplanté comme un intrus et le détruire.

« Si, du jour au lendemain, ils arrêtent leurs médicaments, ils vont perdre leur organe. »

— La Dre Marie-Chantal Fortin, néphrologue au sein de l’équipe de transplantation rénale du Centre hospitalier de l’Université de Montréal

Ces médicaments, qui réduisent l’efficacité du système immunitaire, rendent toutefois les patients plus vulnérables aux complications. Les patients transplantés ont, par exemple, un risque plus élevé de développer certains types de cancer, notamment les cancers de la peau. « Quelqu’un qui est transplanté jeune et qui a plus d’années d’immunosuppression derrière la cravate, il a plus de risques de faire un cancer », explique-t-elle.

Les médicaments augmentent également les risques d’infections graves, comme la COVID-19. « Nos médicaments antirejets peuvent aussi créer un diabète, augmentent la haute pression, donc mettent plus à risque de maladies cardiovasculaires », dit la Dre Fortin.

À la recherche de l’équilibre

Trouver le bon équilibre avec ces médicaments est un véritable défi. Si on en prend trop peu, on risque le rejet de la greffe, mais une dose excessive peut provoquer des effets secondaires graves, comme des cancers.

Pour l’instant, les médecins prescrivent des doses similaires à tous les patients, sans tenir compte de leurs différences individuelles. « On l’ajuste seulement une fois que les gens présentent des complications, mais on n’est pas capable de prédire si cette personne risque de faire plus de rejets », dit la Dre Fortin.

Des chercheurs travaillent ardemment pour rendre l’immunosuppression plus personnalisée. L’idée est de prédire si quelqu’un est plus susceptible de rejeter la greffe et d’ajuster les doses en conséquence.

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