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Un dialogue (un brin) décalé sur un enjeu d’actualité

Trop gentil pour affronter Erdoğan ?

C’est confirmé depuis lundi : Kemal Kılıçdaroğlu sera le candidat de la « table des six » aux prochaines élections turques. Mais a-t-il ce qu’il faut pour l’emporter ?

Pardon ? Une table de six ? Dans quel resto ?

C’est une expression, voyons ! Il ne faut pas tout prendre au premier degré ! La table des six, c’est le nom donné à la coalition de six partis qui rêve de renverser Recep Tayyip Erdoğan, lors de la prochaine élection présidentielle en Turquie, le 14 mai prochain.

C’est un scrutin important ?

Un peu beaucoup, oui. Erdoğan est au pouvoir depuis 20 ans. Son bilan est loin de faire l’unanimité. Et les critiques à son endroit ne font qu’augmenter. Crise financière, soupçons de corruption, mauvaise gestion du tremblement de terre qui a fait plus de 50 000 morts en février. Sans parler de son régime, de plus en plus autoritaire. La Turquie semble prête à tourner la page. Sauf que…

Sauf que quoi ?

Eh bien… On peut se demander si la coalition a choisi le bon cheval pour l’affronter…

Ah bon ? De qui s’agit-il ?

Il s’appelle Kemal Kılıçdaroğlu (prononcez Kelitchdarrolou), et à 74 ans, on ne parle pas exactement de sang neuf. Ce gentil monsieur, qui dirige l’historique CHP (Parti républicain du peuple, fondé par Mustafa Kemal, alias Atatürk, père de la Turquie moderne) depuis 2010, est décrit comme terne, dépourvu de charisme, trop gentil. Bref, tout le contraire de l’impétueux Erdoğan, bête politique s’il en est. « Dans le contexte turc, il n’a pas vraiment l’image d’un homme fort. Il fait de la politique comme si on était en Suède alors qu’on est en Turquie », résume Vahid Yücesoy, chercheur de l’Université de Montréal.

Mais alors… pourquoi le choisir pour affronter Erdoğan ? C’est se tirer dans le pied, non ?

C’est ce que pense Meral Akşener, présidente du Bon Parti (droite nationaliste), deuxième formation de la coalition. La semaine dernière, Mme Akşener a même quitté la table des six pour manifester son désaccord. Elle lui aurait préféré le maire d’Istanbul (Ekrem İmamoğlu) ou le maire d’Ankara (Mansur Yavaş), deux hommes politiques plus jeunes et plus charismatiques. Elle a fini par rentrer dans le rang, devant l’évidence…

Quelle évidence ?

Que Kemal a aussi des points forts. C’est un modéré, un rassembleur, capable de rallier un large spectre d’électeurs. En ce sens, il est peut-être le seul qui puisse déloger Erdoğan. Ses partisans le surnomment « le Gandhi turc », en raison de sa ressemblance physique avec le Mahatmah, de même que pour sa grande soif de justice et d’équité. Depuis la tentative de coup d’État raté de 2016, il n’hésite pas non plus à dénoncer les répressions du régime, allant jusqu’à parcourir à pied les 450 km qui séparent Ankara d’Istanbul afin de publier ses nobles causes.

« Il est juste et fiable. Pas entaché par la corruption. Ce sont des qualités que les Turcs recherchent désespérément », souligne Ceren Belge, experte de la politique turque de l’Université Concordia

C’est grâce à lui, dit-elle, si cette coalition existe. Rien de moins qu’un miracle, considérant la grande disparité des partis impliqués (centre droit, centre gauche, droite nationaliste et trois formations islamistes).

« [Kılıçdaroğlu] est l’architecte de l’unification de l’opposition, ce qui n’est pas évident à faire dans un pays comme la Turquie. C’est une alliance qu’il bâtit progressivement depuis plusieurs années et qui lui a permis de gagner le respect. »

— Ceren Belge, experte de la politique turque de l’Université Concordia

« En fin de compte, c’est un médiateur », résume Vahid Yücesoy.

Sa politique du compromis lui a d’ailleurs permis de gagner la confiance des Kurdes, qui représentent environ 15 % de l’électorat en Turquie. Ce n’est pas négligeable. Le parti prokurde HDP (Parti démocratique du peuple) ne fait pas officiellement partie de la coalition (incompatible avec le Bon Parti de Meral Akşener), mais il pourrait la soutenir en ne présentant pas de candidat contre M. Kılıçdaroğlu.

Il a donc des chances de l’emporter ?

Finalement, oui. À moins qu’Erdoğan ne change les règles du jeu ou ne conteste les résultats, comme il a tenté de le faire après les dernières élections municipales à Istanbul en 2019. Plus l’écart de voix sera grand, moins il lui sera facile de nier le verdict des urnes. Pour le moment, la coalition a le vent dans les voiles. Selon un sondage ORC Arastirima daté du 7 mars, Kılıçdaroğlu devancerait largement Erdoğan, avec 56,8 % des voix contre 43,2 %.

Les coalitions sont fragiles par essence. La table des six peut-elle tenir après une éventuelle victoire ?

Ils ont des objectifs communs. Restauration du système parlementaire, réformes multiples, libération de prisonniers politiques, gestion des après-coups du séisme et des 4 millions de réfugiés syriens campés en Turquie. « C’est assez pour tenir un an ou deux, conclut Mme Belge. La question est plutôt de savoir si elle pourra tenir jusqu’à l’élection ! »

14 mars 2003

Arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan

84,78 millions

Population de la Turquie en 2021

Source : Data Commons

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