Chronique

« Me Murphy n’a montré aucune empathie »

Dossier d’agression sexuelle bousillé par le DPCP : le père se confie à La Presse

Je veux vous parler de la colère d’un père. Mais pour parler de la colère actuelle de Laurent D., il faut faire un détour dans le ciel de l’Atlantique Nord, le 23 février 2018.

Ce soir-là, un adolescent de 15 ans – le fils de Laurent D. – s’est réveillé en sursaut à bord d’un vol Paris-Montréal. Selon l’histoire qu’il a racontée à la police de Montréal à sa descente d’avion, son voisin de siège, un Français de 39 ans, a mis la main sur son sexe pendant qu’il dormait.

Un avion n’est pas une zone de non-droit. Même au-dessus de l’Atlantique Nord, le Code criminel canadien peut s’y appliquer.

L’article 7 (1) b balise les « infractions commises à bord d’un aéronef ». Une personne qui commet un crime dans un avion en vol « est réputée avoir commis cette action ou omission au Canada », dès lors que « ce vol s’est terminé au Canada ».

Le fils de Laurent, appelons-le Martin, voyageait seul. Il s’est levé et s’est confié à une agente de bord. On lui a donné un autre siège. Quand l’avion s’est posé à Montréal, le voisin de siège de Martin a été arrêté.

Et Jean-Marie Aloise Hoch, 39 ans, citoyen français, a été accusé d’agression sexuelle le lendemain.

Notez : citoyen français.

Or, quand un crime est commis dans un avion à destination par un ressortissant étranger, il y a un alinéa, l’alinéa (7) de l’article 7, qui s’applique. La Couronne (provinciale) doit demander le consentement du Procureur général du Canada pour que les accusations soient valides*.

Et il doit faire cette demande dans un délai de huit jours.

Or, ce n’est qu’après dix jours que le DPCP a pris connaissance de l’existence de l’article 7 (7) et du délai de huit jours… Les accusations sont donc tombées.

La Couronne a porté de nouvelles accusations contre M. Aloise Hoch le lendemain, en obtenant cette fois-ci le feu vert d’Ottawa. Un juge a décrété que ces nouvelles accusations étaient un abus de procédures. La Cour d’appel a maintenu cette décision, à l’unanimité des trois juges. Et la Cour suprême a refusé d’entendre la cause, le 17 juillet dernier. L’article de Philippe Teisceira-Lessard dans La Presse disait tout : « Le DPCP échappe un dossier d’agression sexuelle ».

Maintenant, deux ans et demi après le début de ce cauchemar pour sa famille, Laurent D. est furieux contre le DPCP.

Il comprend que l’erreur est humaine.

Oui, il est mortifié qu’un procureur n’ait pas lu l’article 7 du Code criminel jusqu’à l’alinéa (7) sur les ressortissants étrangers, il a bien envie de crier sur tous les toits le vieil adage selon lequel nul n’est censé ignorer la loi… Y compris les procureurs de la Couronne.

Mais je le répète : Laurent D. comprend que l’erreur – que cette erreur-là – est humaine.

Sa fureur tient à autre chose…

« J’aurais aimé des excuses du DPCP, m’a-t-il dit en entrevue, il y a quelques jours.

— Et si vous aviez eu des excuses du DPCP ?

— Je ne serais pas en train de vous parler. »

Laurent D. a rencontré les procureurs responsables de l’affaire, ainsi que Rachelle Pitre, la procureure en chef adjointe. Il les a trouvés humains, tous. Il a senti qu’ils étaient catastrophés. On lui a expliqué que l’article 7 (7) était obscur, que c’était une cause atypique, on en a appelé à sa compréhension…

« Mais personne ne s’est excusé, dit-il. C’est incroyable. »

Selon le souvenir de Laurent D., les procureurs se sont arrêtés à « Nous sommes désolés ».

J’ai interviewé Me Pitre mercredi dernier. Elle m’a réitéré le caractère inédit de cette affaire. Elle m’a expliqué que les 14 procureurs de Montréal – elle est du groupe – qui mènent des dossiers de crimes sexuels ont été ébranlés par l’affaire du jeune Martin.

Me Pitre a insisté sur le remède que pensait avoir trouvé le DPCP en accusant de nouveau M. Aloise Hoch rapidement. Les procureurs se sont battus, m’a-t-elle assuré, la preuve étant que sur 100 000 dossiers annuels, le DPCP n’est allé en Cour suprême que neuf fois en 2020. C’est dire, selon la procureure, « à quel point nous pensions avoir raison… ».

J’ai demandé à Me Rachelle Pitre si quelqu’un du DPCP avait présenté des excuses à Laurent D. et à son fils. Elle m’a répondu qu’elle avait utilisé l’expression « Je suis désolée ».

« Pourquoi pas des excuses formelles ?

— Pour moi, a répondu Me Pitre, c’est jouer sur les mots : j’ai dit que nous étions désolés… »

Pour Laurent D., il y a un immense fossé entre « Je suis désolée » et « Je vous présente nos excuses ». Je l’ai dit à la procureure de la Couronne.

Réponse de Me Pitre : « Je sentais que j’étais désolée, et je l’ai dit. L’ai-je exprimé à son goût, je ne sais pas. Mais on ne s’en est pas lavé les mains. Ma porte n’est pas fermée à parler à monsieur D. Je suis sûre qu’il le sait. Il a dit quand on l’a rencontré : “Je sens que les trois personnes devant moi, ce sont des humains.” Il sentait que pour nous, c’était plus qu’un point de droit. »

Jeudi soir, 36 heures après mon entrevue avec Me Pitre, la directrice des poursuites criminelles et pénales elle-même, Me Annick Murphy, la cheffe de tous les procureurs de la Couronne, était à Québec pour répondre aux questions des députés en commission parlementaire.

La députée de Joliette, Véronique Hivon, pouvait la questionner pendant quelques minutes. Elle a ouvert en citant l’article de La Presse, « Le DPCP échappe un dossier d’agression sexuelle ».

Question de la députée : Est-ce qu’au-delà d’un communiqué de presse laconique, le DPCP pourrait présenter des excuses à la victime et lui offrir une compensation ?

Pendant une minute et demie, Me Murphy a fait la chronologie de l’affaire sans jamais répondre sur le fond. Le président de la commission a dû l’interrompre pour lui demander de répondre à la question…

Réponse : « Nous avons rencontré le père à plusieurs reprises. Nous lui avons exprimé à quel point nous étions désolés pour cette situation. Il a été rencontré par les gestionnaires du procureur, tout lui a été expliqué avec une très grande transparence, et effectivement, nous lui avons exprimé à quel point nous étions désolés. […] Quand une situation comme celle-là se produit, les procureurs, je le dirais comme ça, sont les premiers désolés… »

Le mot « désolé » est revenu trois fois dans la bouche d’Annick Murphy. Mais le mot « excuses », comme dans « Nous présentons nos excuses », pour vraiment répondre à la députée Hivon : zéro.

J’ai reparlé à Laurent D., après le témoignage de Me Murphy. Il était encore plus furieux que lors de notre première entrevue : « Ça illustre complètement ce que je pensais. La machine du DPCP est un bloc de glace. Me Murphy n’est pas allée au-delà du langage procédurier, elle n’a montré aucune empathie, aucune volonté de reconnaître des torts. J’ai l’impression que pour elle, nous sommes un dossier, une affaire… Pas des vraies personnes. »

Laurent D. a tiqué en entendant Me Murphy ne pas aller plus loin que le mot « désolé », comme si « désolé » était la frontière que le DPCP avait décidé de ne pas franchir dans cette histoire, en rencontre privée avec lui et en reddition de comptes avec les députés.

« J’ai vu Me Murphy en mode fuite, s’insurge Laurent D., pas dans un mode où elle assume ses responsabilités. Quand on fait une erreur, on le reconnaît. C’est ça, être responsable ? Je suis fâché après avoir écouté Me Murphy, elle a mis de l’huile sur le feu. »

Laurent D. convient que le DPCP a offert de l’aider à préparer ses recours en France contre Jean-Marie Aloise Hoch. Cette offre l’exaspère : « C’est une affaire canadienne, point à la ligne. Parler de la France, c’est comme une excuse. Et mon fils n’a pas envie de lancer un recours en France. C’est derrière lui. On n’ira pas plus loin en France. Il y a un côté de lui qui dit : “On a fait tout ça pour rien.” Ça m’attriste, je ne voulais pas l’élever dans le doute de la police et de la justice. »

***

On peut penser que l’exigence d’obtenir le consentement d’Ottawa est frivole. Mais c’est la loi, c’est dans le Code criminel. Nul n’est censé ignorer la loi. Et le DPCP a fait l’erreur d’ignorer la loi.

Une erreur qui fait malheureusement ombrage au travail acharné et difficile des procureurs de la Couronne affectés aux dossiers de nature sexuelle, des procureurs qui ne sont pas dans la business de laisser des accusés s’en tirer facilement.

Je répète que c’est la machine du DPCP que Laurent D. trouve glaciale, pas les humains qui y travaillent.

L’erreur est humaine. Tout le monde en convient.

S’en excuser, sans détour, c’est également humain.

Mais le premier réflexe du DPCP dirigé par Me Annick Murphy, quand la Cour suprême a fermé le dossier de Jean-Marie Aloise Hoch, a été de se contenter de déclarer aux médias qu’il « prenait acte » de la décision et qu’il « ne formulera[it] aucun autre commentaire »…

Ça ressemble à une tentative de se couvrir les fesses.

Comme ce refus d’aller au-delà de la frontière du mot « désolé », frontière devant laquelle la Me Murphy s’est prudemment arrêtée, en témoignant à l’Assemblée nationale dans le cas de Martin D., sans jamais répondre à Mme Hivon sur les excuses et le dédommagement.

Et tout ça, le même été que cette vague de dénonciations où, encore une fois, des victimes ont dit leur méfiance face aux institutions du système de justice…

Il y a un mot pour ce genre de déconnexion du réel incarné par Me Murphy, en ces temps où la confiance envers les institutions du système de justice est ébranlée : inhumain.

* Cette disposition, une formalité, vise à éviter les incidents diplomatiques entre le Canada et des pays étrangers.

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