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PORNO ET IMPÔTS

PornHub, RedTube, YouPorn, Brazzers… Ces sites XXX, parmi les plus populaires de la planète, ont tous un même propriétaire : MindGeek. Sans trop faire de bruit, le géant mondial du porno est devenu un employeur de taille à Montréal, avec environ 900 salariés. Du Luxembourg jusqu’au quartier Côte-des-Neiges, La Presse dresse le portrait de cette société entourée d’un épais voile de secret, dont l’actif dépasse le milliard de dollars.

UN DOSSIER DE MAXIME BERGERON

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L’énigme MindGeek, du Luxembourg à Montréal

LUXEMBOURG — MindGeek a beau être devenu un géant mondial de l’industrie du porno, avec 2,4 milliards de visites mensuelles sur ses sites web XXX, son siège social passe complètement inaperçu. Sur la façade de l’immeuble, dans le quartier des affaires de la ville de Luxembourg, le logo de la banque chinoise ICBC apparaît en grosses lettres. Il faut s’approcher de la porte pour qu’un petit panneau annonce le nom de l’entreprise.

À l’interphone, une réceptionniste nous indique qu’aucun dirigeant de MindGeek ne se trouve sur place. Ni aujourd’hui ni demain. « Personne ne travaille ici, personne ne travaille à partir d’ici », précise-t-elle. Au quatrième étage, où se trouve officiellement le siège social du groupe, c’est le calme plat au cœur de l’après-midi. Le silence est total.

À 5700 km de là, en bordure de l’autoroute Décarie, à Montréal, l’ambiance est beaucoup plus animée. Les employés entrent et sortent à bon rythme des bureaux de MindGeek par un vendredi matin de septembre, quelques semaines après notre visite au Luxembourg.

C’est ici que se trouve la majorité des employés de MindGeek, un conglomérat aux racines montréalaises qui détient plusieurs des sites pornos les plus connus du web, de PornHub à YouPorn en passant par RedTube, Brazzers et Men.com. Le chiffre d’affaires annuel du groupe se calcule en centaines de millions de dollars canadiens – jusqu’à 800 millions, affirment deux sources qui occupent ou ont occupé des postes stratégiques dans l’entreprise, une information qu’il a été impossible de confirmer.

Les effectifs montréalais de MindGeek sont regroupés dans un immeuble discret recouvert de panneaux-miroirs, en face de la célèbre Orange Julep. Les drapeaux du Québec et du Canada flottent devant le bâtiment, ainsi qu’un autre arborant une ampoule – le logo de MindGeek, qui se présente sur son site web comme « un chef de file mondial de l’industrie des technologies de l’information ». Les lieux sont gardés sous haute surveillance, grâce à un système de guérites électroniques.

« MindGeek dit être établi au Luxembourg, mais la vérité est que son siège social est à Montréal. »

— Le blogueur Mike South

M. South documente depuis des années les activités de MindGeek sur son site, l’un des plus consultés de l’industrie de la porno.

DISCRÉTION ABSOLUE

MindGeek recherche la discrétion. Les deux dirigeants du groupe, les Montréalais Feras Antoon et David Tassillo, n’accordent presque jamais d’entrevues. Ils n’apparaissent que très rarement dans l’actualité. M. Antoon s’est retrouvé dans la ligne de mire de l’Autorité des marchés financiers (AMF) le printemps dernier, lorsqu’il a été nommé dans le cadre d’une enquête pour délit d’initié liée à Amaya (PokerStars). Le grand patron de MindGeek aurait réalisé des profits de 83 429 $ avec les transactions en cause, selon l’AMF. Aucune accusation n’a été portée.

La demi-douzaine d’employés et d’ex-travailleurs à qui nous avons parlé a requis l’anonymat, par crainte de représailles ou de poursuites. Plusieurs ont signé des ententes de non-divulgation. Une note interne a aussi été envoyée aux employés du groupe l’été dernier pour leur interdire de parler à des journalistes, alors que La Presse posait des questions.

MindGeek a refusé nos nombreuses demandes d’entrevue. Dans un bref courriel, la porte-parole Catherine Dunn a indiqué ne pas comprendre pourquoi un « journal local » souhaitait faire le portrait d’une entreprise internationale.

« Notre siège social est au Luxembourg et nous avons seulement un bureau au Canada, donc je ne suis pas certaine de voir l’intérêt pour vos lecteurs. »

— Catherine Dunn, de MindGeek

50 OFFRES D’EMPLOIS

MindGeek est devenu au fil des ans un employeur de premier plan dans la métropole, en dépit de sa discrétion sur la place publique. Le groupe compte environ 900 travailleurs sur le boulevard Décarie, selon plusieurs sources. Ses autres employés – entre 100 et 500, évaluent diverses sources – sont répartis dans une dizaine de pays. Une cinquantaine d’offres d’emploi – pour des programmeurs informatiques, des développeurs de publicité, des spécialistes en marketing ou en ressources humaines – sont affichées ces jours-ci sur le site web du groupe, presque toutes à Montréal. Les hauts dirigeants de MindGeek vivent et travaillent dans la métropole, selon plusieurs sources internes de l’entreprise.

Si MindGeek est devenu un employeur important à Montréal, sa structure financière offshore soulève aussi de nombreuses questions chez les experts en fiscalité consultés par La Presse. Plusieurs des bureaux du groupe sont situés dans des juridictions fiscalement clémentes, peut-on constater sur le site web du groupe, comme le Luxembourg, l’Irlande et Chypre, alors que le gros de sa force de travail est au Québec.

Le siège de sa filiale MindGeek USA est au Delaware, État reconnu pour l’opacité de son système financier. L’entreprise tire aussi des profits de plusieurs dizaines de millions d’une filiale située à Curaçao, île des Caraïbes reconnue pour son régime fiscal très attrayant (voir autre texte). Ces deux emplacements ne figurent nulle part sur le site web officiel du groupe.

MindGeek a enregistré une série d’entreprises au Luxembourg entre 2010 et 2013, démontrent des documents du Registre de commerce et des sociétés de ce petit pays européen. MindGeek S.A.R.L. (société à responsabilité limitée), la société mère qui chapeaute toutes les filiales du groupe, a été immatriculée officiellement en octobre 2013. À l’époque, MindGeek Holding inc., située sur le boulevard Décarie, à Montréal, était « l’associé unique » de ce holding luxembourgeois, confirment les documents obtenus par La Presse.

OPTIMISATION FISCALE

Sans connaître les détails de la structure financière de MindGeek, trois experts en fiscalité internationale que La Presse a consultés estiment que l’entreprise doit chercher à minimiser sa facture en impôts au Québec et au Canada. « On parle ici d’optimisation fiscale. Cela ne veut pas dire que c’est illégal, ça veut juste dire d’être agressif dans la planification fiscale », explique Omri Marian, professeur en droit fiscal à l’Université de la Californie à Irvine et spécialiste en fiscalité internationale.

André Lareau, professeur en droit fiscal à l’Université Laval, souligne les importantes exemptions d’impôts dont bénéficient les sociétés de technologies de l’information en vertu de la convention fiscale entre le Canada et le Luxembourg. Selon cette entente, les redevances versées par une filiale canadienne à sa société mère luxembourgoise sont exemptées d’impôts au Canada, et taxées à moins de 6 % au Luxembourg (voir onglet 4 pour les détails). Un avantage « majeur » qui pourrait se traduire en millions d’économies d’impôts, selon le spécialiste.

Il a été impossible d’obtenir des chiffres précis sur les finances ou le niveau d’impôts payé par MindGeek, une société à capital fermé. Revenu Québec et l’Agence du revenu du Canada ont tous deux refusé d’indiquer si des enquêtes étaient en cours ou avaient été menées au sujet des activités du groupe. On sait toutefois que les finances de l’entreprise sont vérifiées de près par une firme comptable reconnue – Raymond Chabot Grant Thornton – , qui a refusé notre demande d’entrevue.

LA FILIALE DE DUBLIN

MindGeek réalise une bonne partie de ses activités de facturation à Dublin, où elle a inauguré sa filiale MG Billing en 2013. C’est là que sont traités les revenus d’abonnement de ses dizaines de milliers de clients payants, qui allongent jusqu’à 30 $US par mois pour accéder à certains sites XXX. « Toute la facturation transite par là », confie une source interne, bien au fait de la structure financière du groupe.

Selon un article récent du journal irlandais Sunday Business Post, qui se base sur des chiffres officiels, MG Billing Ireland Ltd. a enregistré des revenus de 353 millions d’euros (521 millions CAN) pendant ses deux premières années d’existence. Ce bureau emploie 15 personnes, indique l’article.

Les documents déposés par la dizaine de filiales de MindGeek au Luxembourg dressent par ailleurs un portrait fragmentaire des finances du groupe. Une filiale, appelée Licensing IP International S.A.R.L., semble englober plusieurs des activités de MindGeek. Cette entité fait état d’actifs totalisant 805 millions US (1,06 milliard CAN) pour l’exercice financier 2014 et d’un passif équivalent. Les dettes et les autres sommes dues s’élèvent à 680 millions US (892 millions CAN), dont une bonne partie est financée à des taux d’intérêt élevés, entre 14 % et 21 %, selon ces documents.

« C’est une entreprise extrêmement endettée, mais qui génère des flux de trésorerie incroyables », avance une source du secteur financier qui a travaillé de près avec MindGeek au cours des dernières années.

« AMORAL »

Michel Nadeau, directeur général de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, souligne que les sociétés multinationales dont le siège social est au Luxembourg – et elles sont nombreuses – bénéficient de l’opacité du système financier local. Sans connaître le détail des structures de MindGeek, il rappelle que les procédés d’« optimisation fiscale » sont utilisés par un grand nombre de sociétés canadiennes. Une situation qu’il dénonce.

« Tout cela est amoral, mais il y a des traités entre le Canada et le Luxembourg qui permettent ce genre de situation-là, qu’il faut revoir », déplore-t-il.

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MindGeek dans le monde

MindGeek emploie plus de 1000 personnes dans le monde, selon son site web. Du nombre, environ 900 travaillent dans les bureaux de Montréal. Aperçu des activités mondiales du groupe.

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Derrière le XXX, la fiscalité

Si les sites XXX de MindGeek font le régal de millions d’internautes chaque jour, la structure financière de l’entreprise, elle, s’avère moins facile d’approche. Trois experts en fiscalité internationale nous ont aidé à voir un peu plus clair dans le labyrinthe des finances de l’entreprise.

Selon les spécialistes consultés par La Presse, MindGeek tire probablement des avantages grâce à l’emplacement de son siège social au Luxembourg. Ce minuscule pays enclavé entre la France, la Belgique et l’Allemagne est encore considéré par de nombreux experts comme un paradis fiscal, bien que des efforts aient été faits depuis trois ans pour répondre aux critiques internationales.

« Le Luxembourg est assurément un paradis fiscal. »

— Omri Marian, professeur en droit fiscal à l’Université de la Californie à Irvine

Sans spéculer sur les finances internes de MindGeek, l’expert souligne que la stratégie utilisée par l’entreprise ressemble à un « transfert de revenus » (income shifting). « Les sociétés utilisent fréquemment des entités au Luxembourg pour diriger leurs activités de financement, de façon à réduire leurs revenus dans les juridictions où elles font des affaires », explique-t-il.

REDEVANCES

Même si la majorité des employés et des dirigeants de MindGeek travaille à Montréal, ce bureau canadien est vraisemblablement considéré comme un fournisseur de services envers la société mère luxembourgeoise. Il est probable que cette filiale canadienne paie des redevances au siège social pour l’utilisation de sa propriété intellectuelle, souligne André Lareau, professeur en droit fiscal à l’Université Laval.

En vertu des conventions fiscales entre le Canada et le Luxembourg, les entreprises en technologies de l’information ne paient aucun impôt au Canada sur les redevances versées à la société mère luxembourgeoise, plutôt que le taux de 25 % qui devrait normalement s’appliquer, indique M. Lareau. Une fois au Luxembourg, ces dividendes ne sont taxés qu’à un cinquième du taux habituel, ce qui équivaut à un taux effectif d’environ 5,8 % sur les redevances, explique-t-il.

Cet avantage est appelé à disparaître à partir de 2021 en vertu du nouveau plan de match de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) contre l’évitement fiscal, note le fiscaliste.

André Lareau souligne que les multinationales sont nombreuses à utiliser de telles pratiques pour réduire leur facture en impôt. Une stratégie qui n’a rien d’illégal, pourvu que le « prix de transfert » soit respecté, c’est-à-dire que les services rendus par la filiale canadienne soient facturés à un tarif réaliste à la société mère.

DÉCISION DE L’AMF

Une décision récente de l’Autorité des marchés financiers (AMF) permet de lever un peu plus le voile sur le modèle d’affaires de MindGeek. L’AMF avait bloqué les comptes de courtage de Feras et de Mark Antoon – président et vice-président – dans le cadre d’une enquête pour délit d’initié qui implique le PDG d’Amaya, David Baazov. Ceux-ci ont par la suite plaidé, avec succès, pour une levée partielle de cette interdiction, en alléguant que cela pourrait nuire aux affaires de MindGeek.

« À titre d’exemple uniquement, Feras et Mark doivent incessamment procéder à une transaction commerciale en lien avec le groupe Mindgeek, dans le cadre de laquelle des véhicules d’acquisition doivent être constitués pour faire l’acquisition d’actifs devant être ensuite loués au groupe Mindgeek », peut-on lire dans la décision.

Fait à noter, le document de l’AMF indique que MindGeek compterait 1400 employés, « dont un nombre important à Montréal ». Le site web du groupe parle de « plus de 1000 employés à temps plein dans [ses] bureaux dans le monde ».

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Des enregistrements à Curaçao et au Delaware

La société qui exploite le populaire site YouPorn, propriété de MindGeek, est établie à Curaçao, petite île des Caraïbes reconnue pour sa fiscalité très avantageuse.

Selon les recherches de La Presse dans les bases de données du Registre de commerce et des sociétés du Luxembourg, Midstream Media International N. V., située à Curaçao, appartient à 100 % à Licensing IP International S.à r.l., filiale de MindGeek.

Manwin, ancêtre de MindGeek, avait acquis cette société en 2011. Elle a généré des profits de 28 millions US pendant l’exercice financier 2014, ce qui constitue, et de loin, les plus importants profits réalisés par la dizaine de sociétés détenues par Licensing IP International S.à r.l. Cette propriété de Curaçao ne figure nulle part sur le site web officiel de MindGeek.

DELAWARE

Nos recherches ont aussi démontré que la filiale américaine de MindGeek est établie au Delaware, alors que les deux bureaux officiels du groupe sont à Los Angeles et à Miami. Cette filiale est située au 1209 Orange Street, à Wilmington, dans un bâtiment anonyme qui sert d’adresse à plus de 200 000 entreprises, dont Google, Apple et Coca-Cola. MindGeek ne mentionne nulle part le Delaware sur son site officiel.

Malgré cette adresse au Delaware, MindGeek et les autres multinationales doivent payer de l’impôt dans les différents États où elles brassent des affaires, précise Jean-Pierre Vidal, professeur en fiscalité internationale à HEC Montréal. Sans se prononcer sur la structure de MindGeek, il explique certaines raisons qui expliquent la popularité du Delaware, un petit État qui compte plus d’entreprises enregistrées que d’habitants.

« La raison pour laquelle les gens parlent du Delaware comme d’un paradis fiscal, c’est en partie à cause du manque de transparence, souligne M. Vidal. C’est très difficile d’avoir de l’information. »

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