Bien-être animal

Le selfie qui tue les animaux

Historien de la photographie, Vincent Lavoie ne snobe pas les clichés publiés sur Instagram. Dans le cadre du colloque L’animal et l’humain, présenté à l’Université de Montréal, le professeur au département d’histoire de l’art de l’UQAM s’est intéressé au « selfie qui tue », soit les photos de touristes cajolant des animaux exotiques comme les paresseux ou les koalas. La Presse l’a joint pour parler de ce phénomène grandissant.

Vous vous intéressez au selfie ?

Comme historien de la photographie, je m’intéresse à toutes les pratiques photographiques. Ça inclut certaines pratiques rattachées à des usages sociaux, comme le selfie. Je préfère dire « selfie » plutôt qu’« égoportrait », parce que je trouve que ce n’est pas seulement une affaire d’ego et que ce n’est pas un portrait. Je me suis intéressé à cette pratique entre autres pour étudier sa dimension conversationnelle. J’ai aussi observé que le selfie est souvent dénigré. La dernière condamnation en date vient des groupes de défense des animaux.

Ils dénoncent ce que vous appelez le « selfie qui tue » ?

Oui. Un rapport a été publié par Protection mondiale des animaux [une organisation non gouvernementale de défense des animaux], l’automne dernier. Il tire la sonnette d’alarme : depuis trois ans, un nombre de plus en plus important de selfies publiés sur Instagram montrent des touristes en compagnie d’animaux exotiques. Ils ont fait une étude qui porte sur l’industrie touristique en Amérique du Sud, plus particulièrement au Brésil et au Pérou. Ils ont constaté qu’on offre aux touristes des occasions de s’autophotographier avec des animaux. Pour se retrouver là, les animaux doivent d’abord être arrachés à leur environnement naturel. Pour être dociles avec les touristes, ils doivent parfois être sous contention, privés de sommeil, etc. Il y a une certaine maltraitance animale.

Les gens sont photographiés carrément avec l’animal dans leurs bras, il n’est pas derrière une vitre ?

Oui, les touristes ont les animaux dans leurs bras ou les touchent avec leurs mains. Ils sont probablement sensibles au bien-être animal, mais ils ne savent pas qu’une certaine violence envers ces animaux est nécessaire pour qu’eux puissent avoir un rapport de plaisir ou d’exaltation avec une espèce exotique comme un paresseux ou un anaconda. L’organisation Protection mondiale des animaux a établi un code de déontologie qui invite les internautes à ne plus pratiquer ce type de selfie. Et à ne pas déposer, sur Instagram, d’images qui montrent des touristes en train de toucher les animaux. Il y a une proscription du toucher, qui a des effets délétères.

Quand on pense aux photos avec des animaux, on pense plutôt aux chats et aux chiens.

Il y a probablement un transfert. Le comportement des touristes avec les animaux exotiques ressemble à celui que nous avons avec nos animaux domestiques. Il y a aussi une culture du « cuteness », qu’on pourrait traduire par culture de la mignonnerie, qui provient des médias sociaux, notamment de YouTube. Les gens sont à la recherche d’animaux qui donnent l’impression qu’ils sont ravis de ce qui leur arrive, et qui sont doux, dont le pelage rappelle celui d’une peluche.

Quelle est votre position par rapport à cette pratique ?

Je ne suis pas un militant de la cause animalière, même si je suis tout à fait sensible au sort des animaux. J’essaie de prendre une perspective d’historien des images. Je pense notamment que le selfie animalier est l’antithèse de la photographie animalière. Pensez par exemple aux safaris photographiques : c’est une pratique qui privilégie l’absence absolue de contact avec l’animal. C’est né à la fin du XIXe siècle, dans un but de protection des animaux. Sur le plan des images, le selfie est la négation de toute une histoire et une culture photographique envers les animaux.

Est-ce que l’appel à la fin des selfies avec animaux exotiques a été entendu ?

Oui. Instagram a publié, comme Facebook l’avait fait avant, une notice invitant les utilisateurs à faire attention. Maintenant, il faudrait une seconde enquête pour savoir si les pratiques des agences touristiques sud-américaines ont changé.

Peut-on faire un selfie éthique avec des animaux ?

Oui. J’en ai vu, par exemple en Afrique, où des gens se baladaient en Jeep et ont fait un selfie où on voit, un peu plus loin, des grands fauves. Là, il n’y a pas d’intervention directe avec l’animal, pas de perturbation de son mode de vie habituel. Ce type de selfie n’est pas condamné par les associations de défense des animaux.

Les propos de Vincent Lavoie ont été édités.

Code du selfie de voyage

Plus de 250 000 personnes, dont 15 000 Canadiens, ont signé jusqu’à présent le Code du selfie de voyage, indique Elizabeth Sharpe, directrice des communications de l’organisme Protection mondiale des animaux Canada. Ce code demande de ne pas prendre de photos avec un animal s’il faut le tenir, l’attirer avec de la nourriture ou s’il peut vous blesser.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.