Momenta, Biennale de l’image

À vos masques, prêts, partez !

Mascarades. L’attrait de la métamorphose est le thème qui a été retenu pour cette 18e Biennale de l’image dominée par la vidéo. Vingt-trois artistes y sont réunis dans une quinzaine de lieux de la métropole. L’une des expos qui illustrent parfaitement ce thème est celle de l’artiste canadien originaire de Nouvelle-Écosse Séamus Gallagher, au musée McCord Stewart.

« C’est un des premiers artistes à qui j’ai pensé quand j’ai défini le thème de la Biennale », nous confie la commissaire de la 18e édition de Momenta, Ji-Yoon Han, lors d’un entretien téléphonique.

« La question identitaire est au cœur du thème de la métamorphose, mais ce qui m’intéresse n’est pas l’identité au sens d’être, mais de devenir. L’entre-deux, entre soi et l’autre, le visible et l’invisible, l’humain et le non-humain, et vraiment d’aller chercher cet intervalle, cette zone un peu floue… Séamus réussit à faire exactement ça. »

Inspiré de la culture drag et de l’esthétique du jeu vidéo, Séamus Gallagher présente au musée McCord Stewart l’expo Mère Mémoire Cellophane, inspirée du lancement mondial, en 1939, du bas de nylon, qui allait révolutionner la mode féminine.

Pour marquer le coup, la société de produits chimiques DuPont avait aménagé à l’époque un petit podium dans son pavillon de l’Exposition universelle de New York, juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale, où défilait un mannequin baptisé Miss Chemistry. DuPont y vantait ses bas de soie synthétiques fabriqués avec du charbon, de l’air et de l’eau.

On peut d’ailleurs voir une courte vidéo promotionnelle de cet évènement dans un coin de la pièce consacrée à l’exposition. On y apprend que malgré le succès des bas de nylon, les usines de DuPont ont dû suspendre leur production pour faire des parachutes militaires, des cordes et des tentes afin de soutenir l’effort de guerre des Américains.

Bref, en entrant dans la grande salle du musée McCord Stewart, on peut voir une reproduction de la robe que portait le mannequin embauché par DuPont, version Gallagher, avant de déambuler devant cinq photographies lenticulaires – des photos avec deux images en une, qui changent en fonction de nos déplacements. Pensez aux photos surprises qui se trouvaient dans les boîtes de céréales !

« Séamus joue entre le monde virtuel et le monde réel, nous dit Ji-Yoon. Il élabore des scènes de bric et de broc, avec des décors en papier, et il explore l’idée du mimétisme imparfait où les choses ne sont jamais tout à fait bien réalisées, où il y a un côté cheap et kitsch qui est entièrement assumé. »

Une petite installation domine la pièce. On y voit une incarnation virtuelle de Miss Chemistry en drag, mais, grâce au mapping 3D, c’est le visage de Séamus Gallagher qui se pose sur le corps du mannequin et qui fait partager ses états d’âme sur la fin du rêve chimique de 1939 – menacé aujourd’hui par la crise environnementale – et sur le monde de demain.

« Le monde de demain » était en effet le thème de l’Exposition universelle de 1939. Que reste-t-il des promesses de ce monde-là ? L’artiste pose la question, tout en s’attardant aux mots « Mère », « Mémoire » et « Cellophane » – que l’on retrouve dans le titre de l’expo – qui se sont retrouvés en tête de liste des plus beaux mots de la langue anglaise dans un sondage réalisé en 1940.

Bref, les métamorphoses pleuvent dans cette expo-installation, qui revisite complètement la représentation qu’on pouvait se faire de cette Miss Chemistry, dont le fantôme rôde au musée McCord Stewart. Une excellente façon de lancer la Biennale.

Au musée McCord Stewart jusqu’au 4 février 2024

Momenta, Biennale de l’image

Parcours d’introduction dans le Mile End

Nous avons demandé à la commissaire Ji-Yoon Han de nous proposer un parcours d’introduction à la Biennale. Elle a choisi le pôle de Gaspé, dans le Mile End, qui réunit huit expos, soit le tiers de la programmation.

Centre Clark

Conçue pour le pavillon estonien de la Biennale de Venise, cette projection de Kristina Norman est en fait une trilogie dansée, qui explore le passé colonial de l’ex-république soviétique. « C’était un de mes coups de cœur à Venise », nous dit la commissaire. Parallèlement à l’histoire coloniale de l’Estonie, il y a celle de l’Indonésie, colonisée par les Pays-Bas. « Kristina s’intéresse à une botaniste estonienne, Emilie Rosalie Saal, qui, au tournant du XXsiècle, a suivi son mari dans les Indes néerlandaises. Ici, le colonisé devient colonisateur. On y découvre toute la tension entre les deux. Les relations de désir, de jalousie, de mimétisme sont traduites dans un langage chorégraphique très fort. »

Galerie Occurrence

L’expo de Chris Curreri, Des jeux qui se jouent à deux, est un autre exemple frappant de métamorphose. L’artiste torontois a créé une installation à partir d’une photographie du cinéaste canadien Rodney Werden, en substituant les deux personnages de la photo (prise en 1973) par son compagnon Luis Jacob et lui-même. La scène est reproduite dans le fin détail en trois dimensions, avec des mannequins en silicone, et le portrait de Warden est transformé en… autoportrait. « On y explore toute la relation de filiation entre des artistes, puisque dans la photo originale, ce sont aussi des artistes qui sont représentés », nous dit Ji-Yoon Han.

Toujours chez Occurrence, dans une vidéo d’une heure baptisée Liminal, l’artiste péruvienne Maya Watanabe filme la terre de son pays, qui a vécu des traumatismes politiques, dont les massacres perpétrés par le mouvement terroriste maoïste Sentier lumineux en 1984 à Ayacucho et Huánuco. « La caméra filme au ras du sol ce qui est en fait un charnier, nous explique Ji-Yoon Han. Maya s’est intéressée à la limite entre l’humain et la poussière, une autre forme de métamorphose. C’est une façon de redonner une identité à ces restes humains pour que les familles puissent faire le deuil de leurs proches disparus. Et pour respecter ce moment-là, elle nous mène dans une exploration envoûtante de la surface de la Terre. »

Diagonale

L’expo Sepia, de l’artiste sud-africaine Bianca Baldi, est basée sur sa vidéo Play-White, qui désigne les personnes métissées ou noires qui se font passer pour des Blancs. « On appelle ça le passing, mais ça peut désigner les personnes qui prétendent faire partie d’une autre classe sociale, par exemple, nous dit Ji-Yoon Han. Pour parler de cette attitude, elle a filmé une seiche, qui sait changer de couleur de peau pour se fondre dans son environnement, pendant qu’on entend, grâce à une voix hors champ, des extraits du roman Passing de l’écrivain Nella Larsen, ainsi que des chansons de Whitney Houston. Il y a vraiment plusieurs couches à cette vidéo. »

Dazibao

Ji-Yoon Han a voulu faire du centre d’arts Dazibao la « boîte noire » de la Biennale. D’abord en présentant le travail de l’artiste britannique Carey Young, qui présente une vidéo baptisée The Vision Machine, tournée dans les usines japonaises de SIGMA, fabricant des lentilles d’appareils photo. « Elle s’intéresse à la culture de la lentille et de l’appareil photo, mais s’est arrangée pour que tous les plans montrent des femmes au travail. Sans dire un mot, elle nous mène à contre-courant de la manière dont cette culture, dominée par les hommes, a été construite. »

Également chez Dazibao, l’artiste allemande Anette Rose présente une installation vidéo à plusieurs écrans intitulée L’écheveau des regards. « C’est une expo qui découle d’un projet plus vaste d’encyclopédie des manœuvres, une façon d’établir un inventaire de la production de brosses, de tissus, de vases, etc. qui impliquent à la fois une intervention humaine et mécanique, précise Ji-Yoon Han. Comment les machines sont appelées à travailler comme des humains et les humains comme des machines… » Le tissage est au cœur de cette expo-ci, puisqu’Anette Rose a filmé des oiseaux qui tissent leurs nids au Jardin zoologique de Berlin. « Il y a un écho qui se crée entre le métier de tissage humain et animal. »

Optica

L’artiste autochtone originaire de Kahnawake Lindsay Katsitsakatste Delaronde, qui vit en Colombie-Britannique, a réalisé une vidéo, Gemini : Technikhen (jumeaux-elles), qui fait référence à l’origine du monde et à la naissance de jumeaux dissemblables. « Elle s’intéresse à la figure du double, nous dit Ji-Yoon Han, donc c’est sûr qu’avec le thème de la mascarade, ça marche bien. Mais ce qui m’a le plus interpellée, c’est qu’elle ne s’intéresse pas tant à la question du sosie ou de la copie que du double différentiel, par exemple, entre la cosmologie occidentale et la cosmologie traditionnelle de sa culture kanien’keha:ka. Elle cherche donc à créer des ponts entre différents modes de pensée. »

Bianca Shonee Arroyo-Kreimes est la plus jeune artiste de la Biennale. Son installation immersive Mirages sur l’étang, également présentée chez Optica, est composée d’écrans vidéo et d’éléments de réalité augmentée et holographique. « Elle reconstitue une forme d’écosystème numérique dans lequel les animaux sont prisonniers, nous dit Ji-Yoon Han. C’est une façon de présenter les arts numériques comme refuge face à l’extinction de la biodiversité, mais qui est forcément aussi une prison pour les créatures qui s’y trouvent… »

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