Cachez ce mot que je ne saurais lire

« La Presse dénonce les censeurs… tout en jouant elle-même au censeur ! »

Cette phrase tirée du courriel d’un lecteur résume bien l’accusation qui nous est faite lorsque des chroniqueurs et des éditorialistes abordent le délicat enjeu du « mot qui commence par N ».

Comment justifier que La Presse se porte à la défense des professeurs qui osent prononcer le mot controversé, mais refuse elle-même de l’écrire en toutes lettres dans le journal ? demande-t-on.

Bonne question.

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Le mot « n*** » n’est pas à prendre à la légère. Si certains s’en réclament, comme Dany Laferrière, ils sont nombreux à le recevoir comme une insulte raciste, peu importent les circonstances. Et des lecteurs nous reprochent d’ailleurs de l’utiliser lorsqu’il est écrit en toutes lettres dans un texte.

Ce débat sème actuellement la tourmente sur les campus, comme l’a rappelé Isabelle Hachey dans son excellente série sur « La liberté universitaire en péril » publiée ces derniers jours.

Mais cet enjeu n’épargne évidemment pas les grandes salles de rédaction, enjeu qui a d’ailleurs mené au départ d’un vieux routier du New York Times la semaine dernière. Après avoir prononcé le mot lors d’une discussion avec des étudiants, dans le cadre d’une activité commanditée par son média, le journaliste Donald McNeil Jr a fait l’objet de plaintes. Puis des collègues ont réclamé sa démission, qui est venue quelques jours plus tard.

Or, s’il est évident qu’un journaliste ne doit pas se servir de ce mot de façon insultante, sous aucun prétexte, dans aucun contexte, que doit-il faire lorsqu’il doit simplement évoquer une controverse entourant le mot de cinq lettres dans un texte ? Ou lorsqu’il doit en traiter à la télé ou à la radio ?

Que doit-il faire lorsqu’il doit citer des gens qui utilisent le terme ? Ou lorsqu’il prend position sur le sujet dans un texte d’opinion ?

Doit-il écrire le mot en toutes lettres par souci de clarté, pour être compris de tous les lecteurs ?

Ou seulement une fois en début de texte pour camper son sujet ?

Ou pas du tout ?

À La Presse, le mot n’est pas interdit comme tel. Des journalistes, des collaborateurs et des chroniqueurs l’ont utilisé dans les derniers mois. Mais la politique est d’y avoir recours avec « parcimonie », pour reprendre le mot de la vice-présidente du mandat Charte de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Myrlande Pierre. Et uniquement lorsque son utilisation est essentielle.

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Y a-t-il là censure ? Non.

Il existe déjà bien des mots que les médias n’emploient pas, pour une multitude de raisons. Dans le cas qui nous occupe, le « mot qui commence par N » a une telle charge qu’il est reçu comme un coup de poing au ventre par nombre de nos lecteurs. Ce à quoi nous sommes très sensibles.

La liberté d’expression n’est pas le droit de dire n’importe quoi ni d’employer des mots ou des expressions sans se soucier de leurs répercussions, comme on a pu l’entendre dans l’émission matinale d’une radio privée ces derniers jours. Le mot « n*** » porte en lui un bagage qu’on ne peut ignorer sans blesser, humilier, rabaisser.

Les normes de la société évoluent avec le temps, et La Presse s’efforce d’évoluer avec elles. Si la politique actuellement en vigueur ne bannit pas le mot, nous en limitons donc l’usage autant que possible.

Son utilisation est permise seulement lorsque c’est nécessaire pour la compréhension du texte ou pour sa contextualisation. De la même manière que des motifs pédagogiques, par exemple, peuvent justifier son utilisation à l’université.

À La Presse, nous évitons donc d’employer le mot plus d’une fois dans un même article. Nous ne l’utilisons pas dans les titres ni les sous-titres. Et si nous faisons référence à l’utilisation du mot dans un contexte injurieux, nous emploierons une ellipse comme « n*** », ou « une insulte raciste commençant par la lettre N ».

En contrepartie, nous utilisons le mot en toutes lettres lorsqu’il s’agit d’une œuvre, comme Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières.

Les médias sont enracinés dans leur contexte et leur culture, et nous croyons que cette politique est en phase avec le Québec d’aujourd’hui : à mi-chemin entre l’interdiction souvent préconisée dans le monde anglo-saxon, particulièrement aux États-Unis, et son utilisation plus répandue en France.

Bref, nous prônons le respect et la retenue, pas la censure.

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