« Ruin porn »

La beauté des ruines

Il y a quelque chose d’esthétique, voire d’émouvant, dans les images de dévastation de la populaire série apocalyptique The Last of Us. Cette fascination des lieux abandonnés porte même un nom : « ruin porn ». À l’Université de Montréal, une étudiante y a consacré son mémoire.

La première fois qu’elle est tombée sur des photographies d’édifices à l’abandon, Julianne Pilon a été éblouie. Émue, même.

Quelque chose de sombre, et à la fois d’une grande beauté, animait les clichés. « C’étaient des photos magnifiques, fortes en émotions. Je me suis dit : “C’est quoi ça ?” », raconte-t-elle. Fascinée, elle y a consacré son mémoire de maîtrise à l’Université de Montréal, dont elle est récemment diplômée.

Hôpitaux et parcs d’attractions désaffectés, bâtiments envahis par la végétation : le « ruin porn » décrit les photos et les vidéos de lieux abandonnés partagées en ligne. Ses amateurs affectionnent particulièrement les ruines de l’ère post-industrielle. Ne pensez pas au Colisée de Rome, qui, lui, est entretenu et protégé, note Julianne Pilon.

« L’accent principal, c’est l’abandon. Il y a de la moisissure, des fenêtres cassées, de la rouille, de la verdure. Le manque d’entretien est visible. »

— Julianne Pilon, diplômée de l’Université de Montréal ayant consacré son mémoire de maîtrise au « ruin porn »

Le phénomène est relié à l’exploration urbaine, qui consiste à visiter des lieux oubliés, parfois interdits d’accès. Régulièrement, les explorateurs urbains documentent leurs incursions sur les réseaux sociaux, en particulier Instagram.

Ces communautés, actives partout dans le monde, même au Québec, étaient auparavant marginales, explique Mme Pilon. Or, depuis l’avènement des réseaux sociaux, elles ont explosé en popularité. Sur Instagram, les comptes consacrés à la photographie de ruines rejoignent plusieurs millions d’abonnés. Le compte « Itsabandoned », parmi les plus populaires, est suivi par plus d’un million de personnes.

« C’est intéressant de voir que, même si ces endroits ont été laissés à l’abandon, l’humain cherche encore à y laisser des traces », fait remarquer Julianne Pilon.

« Fétichiser » la dévastation

Associée à une forme d’art, l’expression « ruin porn » est pourtant née d’une critique. Dans les années 1980, plusieurs villes industrielles américaines, en particulier dans le Midwest du pays, connaissent un déclin économique catastrophique, explique Julianne Pilon. La pauvreté croît, les manufactures ferment et les travailleurs désertent.

À Detroit, les usines décrépites et les édifices délabrés offrent un décor lugubre, digne des meilleures œuvres post-apocalyptiques, et attirent les touristes qui se mettent à affluer. Rapidement, ces curieux visiteurs sont accusés de « fétichiser » la chute brutale d’une ville et de ses habitants, qui ont perdu « leur emploi et leur maison ».

« Ce sont des espaces où des gens ont vécu, ont travaillé. S’ils sont abandonnés, c’est parce qu’il est arrivé quelque chose à ces gens-là », souligne Julianne Pilon. Aujourd’hui encore, l’une des principales critiques du « ruin porn » est qu’il fait fi de l’histoire, souvent tragique, derrière ces scènes de désolation : catastrophe naturelle, guerre, crise économique…

« On ne dit pas c’est où, ce qui est arrivé. C’est une fascination un peu morbide de la mort et de la dévastation. »

— Julianne Pilon, diplômée de l’Université de Montréal ayant consacré son mémoire de maîtrise au « ruin porn »

Des images puissantes

Évidemment, on peut apprécier la beauté, et parfois la puissance, de ces images. Les décors de la série The Last of Us, dont l’histoire est campée dans un monde décimé par un champignon rare qui transforme les humains en zombies, sont sublimes, souligne Julianne Pilon. Adaptée du jeu vidéo du même nom, la production de HBO – dont le dernier épisode de la première saison sera présenté dimanche – connaît un succès planétaire.

Selon Mme Pilon, ce n’est pas pour rien que les films et les jeux vidéo post-apocalyptiques sont si populaires. Comme le « ruin porn », ils soulèvent l’éternelle question de ce qui nous survivra.

« C’est une fenêtre dans notre futur, quand l’humain ne sera plus là. Il y a un sentiment d’impuissance par rapport à la perte et ce qu’on laisse derrière nous. »

— Julianne Pilon, diplômée de l’Université de Montréal ayant consacré son mémoire de maîtrise au « ruin porn »

Justement, y a-t-il un lien à faire entre le « ruin porn » et notre rapport au patrimoine ? Oui, croit Julianne Pilon. Par exemple, le Québec compte beaucoup moins d’espaces abandonnés qu’aux États-Unis, car la province met plus d’efforts pour les restaurer ou les transformer. « Ça me rend fière, parce que je vois qu’on est une société qui revitalise beaucoup ces espaces, contrairement à d’autres », conclut-elle.

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