Opinion

La fausse bonne idée du Centre national des arts

Facebook soutient-il les artistes de la bonne façon ?

Récemment, Radio-Canada nous a appris que Facebook venait de s’associer au Centre national des arts (CNA) afin de programmer 100 prestations en direct d’autant d’artistes canadiens.

De fait, jusqu’au 31 mars prochain, une rondelette somme de 100 000 $ sortant des coffres de Facebook sera distribuée sous forme d’une centaine de cachets de 1000 $ par artiste ou groupe. Des artistes comme Alfa Rococo, Safia Nolin et Catherine Durand font partie de cette programmation. L’objectif étant de joindre l’utile à l’agréable en soutenant les artistes affaiblis par les annulations successives de leurs concerts, en raison du coronavirus.

D’entrée de jeu, l’annonce a rapidement été saluée par le milieu culturel et de nombreux amateurs de musique. Mais après réflexion, elle ne fait pas l’unanimité.

Or, je me fais aujourd’hui le devoir d’être le porte-voix des pensées qui circulent à contre-courant, au sujet de cette opération. 

Depuis quelque temps, plusieurs dénoncent la perte de souveraineté relationnelle que Facebook a entraînée au fil des années, dans notre milieu culturel.

En guise d’exemple, il fut un temps où le nombre de personnes inscrites à la liste d’envoi ou le nombre d’interactions sur le forum d’un artiste était gage de cybersuccès. Je me souviens qu’à l’époque où j’étais gérant de Misteur Valaire – groupe qui échangeait sa musique contre le courriel de ses fans –, nous avions réussi à bâtir une liste d’envoi de 68 000 fans dans 58 pays différents. Nous étions conséquemment capables de remplir le Métropolis de Montréal (2300 places) en seulement cinq envois courriels et 321,25 $ en placement média en ligne. 

Parler dans le cyber-beurre 

Or, depuis l’arrivée de Facebook dans notre panorama en ligne, on a vu graduellement les artistes délaisser leur propre site web au profit d’une page Facebook ; on a vu au fil du temps leur rayonnement organique sur Facebook passer de 100 % à la moitié, puis au quart, etc.

Enfin, avec l’avènement de l’Edge Rank Algorithm instauré en 2013 par Facebook, la récréation organique s’est terminée abruptement. De fait, le traditionnel rayonnement naturel sur Facebook a été volontairement ralenti, voire freiné ; il fallait désormais sortir sa carte de crédit pour voir ses posts trouver plus de 10 % de ses lecteurs. Conséquemment, un artiste comme Drake avec 35 millions de fans sur Facebook a beaucoup plus de chances de faire connaître « sans frais » ses activités, que les Émile Bilodeau de ce monde avec 33 000 fans.

Depuis 2009, on a vu un paquet d'acteurs dans notre milieu culturel accepter graduellement que la relation avec leur auditoire s’intermédiarise au profit de ce géant du web. Et aujourd’hui, à défaut d’avoir de moins en moins d’alternatives efficaces pour annoncer ses activités, le milieu culturel est devenu presque totalement dépendant de Facebook pour faire rayonner ses contenus et activités.

Cette tendance lourde, où les artistes sans budget sont « par défaut » condamnés à parler dans l’beurre sur Facebook, devra tôt ou tard être renversée. Au nom de la diversité culturelle, d’ailleurs. Et c’est à mon avis le rôle de nos politiciens et de nos institutions de veiller à recadrer cette perte d’actif relationnel. Je pense qu’il faut revenir à ça. À cette souveraineté relationnelle. 

On comprend que l’initiative du CNA était pleine de bonne volonté, voulant faire perdurer son mandat de rayonnement de l’art au-delà de ses murs et des nôtres, ceux qui nous protègent de la COVID-19.

Sauf que… l’idée d’offrir en ligne des concerts gratuits, subventionnés par une entreprise privée (Facebook), avec des cachets discutables, sur une plateforme où les interactions génèrent des données relationnelles hors de portée pour les artistes et leur équipe, voilà le meilleur exemple à suivre pour accentuer cette perte de souveraineté sur nos relations artiste-public. 

Il existe pourtant des solutions… 

Sur une note plus constructive, le Centre national des arts aurait pu en toute indépendance corporative obtenir une subvention publique plutôt que privée afin de payer les cachets d’artistes. Il aurait pu sélectionner une programmation de 100 artistes recevant un cachet en échange de 30 à 40 minutes de concert en direct sur une plateforme monnayable (comme Patreon, Twitch, Livescale, etc.).

Il aurait pu ainsi permettre aux artistes de faire payer l'auditoire désireux de regarder le concert en direct ; ces revenus générés auraient pu être additionnés au cachet d’artiste.

Et le CNA aurait pu offrir en sus un budget de placement publicitaire de 250 $ afin de permettre aux artistes d’attirer leur fans de Facebook vers une plateforme de streaming payante, tant en termes d’argent que de données relationnelles. Voilà plusieurs suggestions qui, au final, procureraient à un artiste l’occasion de se bâtir un actif relationnel, plutôt que de s’en remettre constamment à l’intermédiation de Facebook.

En terminant, Facebook pourrait certainement nous permettre de « créer un groupe privé avec un prix fixe ou mensuel à l’entrée ». Mais cela n’est tout simplement pas compatible avec son propre modèle d’affaires : ce modèle du tout gratuit, où chaque utilisateur est le produit que l’on consomme ; où la donnée comportementale vaut de l’or… particulièrement lorsque Facebook est seul en contrôle de son exploitation.

Bref, il faudra tôt ou tard sortir notre culture de ce cercle vicieux qui appauvrit, de post en post, notre actif relationnel. Et la bonne nouvelle pour le CNA est qu’il existe actuellement pour les artistes qu’il diffuse un fonds de 88,5 millions de dollars au Conseil des arts du Canada qui permet justement d’explorer de nouveaux modèles cherchant à redonner à notre culture ses lettres de noblesse, dans cet environnement désormais numérique.

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