La paix est quelque chose de fragile

Je croisais de temps en temps Perrine Leblanc dans mon quartier, où elle habitait avant qu’elle ne s’installe définitivement en Gaspésie il y a quatre ans. Ce que j’ai toujours trouvé émouvant chez elle est sa dévotion totale à l’écriture. Voilà pourquoi elle se fait rare, tellement elle travaille ses sujets.

La voici de retour avec le très attendu Gens du Nord, huit ans après Malabourg, et douze ans après L’homme blanc, qui lui a valu une entrée fracassante en littérature, notamment parce que le roman, d’abord publié au Quartanier, a été repris par la maison Gallimard sous le titre Kolia. Gallimard est depuis sa maison.

Si Perrine Leblanc n’écrit jamais le même livre, c’est que chaque roman est pour elle une quête, qui sert en même temps à guérir une obsession. L’histoire violente de l’Irlande pour Gens du Nord. Les odeurs et les parfums pour Malabourg. La Russie pour L’homme blanc. Et justement, même si la Russie est maintenant derrière elle, ce pays fait en ce moment les manchettes partout dans le monde avec l’invasion de l’Ukraine, alors que nous discutons dans un café de la rue Saint-Denis. « Cette obsession est guérie, mais mon intérêt pour la culture et la littérature russes est intact », dit-elle, en soulignant qu’elle est horrifiée par cette agression.

« Je trouve ça cruel aussi pour les Russes ce qui se passe. Poutine ne représente pas la population. Il y a une énorme violence subie par le peuple russe depuis la Russie impériale. »

– Perrine Leblanc

Elle a donné quelques conférences sur L’homme blanc en Russie, et constaté que le goulag est devenu un sujet tabou. « J’ai fait une tournée en Espagne en 2012 et dans une classe universitaire à Barcelone, une étudiante d’origine russe a levé la main ; elle était estomaquée, elle n’avait jamais entendu parler du goulag. La littérature, c’est fou, ça permet d’aller creuser dans les cicatrices de l’histoire. »

Cette fois, elle creuse les cicatrices de l’Irlande du Nord, et cela à un moment charnière, en 1991, où la Russie est subtilement en toile de fond, quand l’URSS implosait. « Leningrad mourait, Saint-Pétersbourg renaissait, écrit-elle. Les soldats soviétiques se retiraient de Cuba. Le Parti communiste de l’Union soviétique avait été dissous et le KGB supprimé… »

Pendant ce temps-là, l’Irlande du Nord se dirigeait lentement vers l’accord de paix du Vendredi saint qui sera signé en 1998. C’est-à-dire que la lutte armée était délaissée au profit de la solution politique, mais nous n’y sommes pas encore dans le roman, qui s’ouvre sur l’assassinat du poète irlandais Samuel Gallagher, transformé en martyr de l’Armée républicaine irlandaise (IRA). Gallagher est le sujet que veut approfondir une jeune documentariste québécoise, Anne Kelly, qui croisera la route (et le lit, et le cœur) de François le Bars, un reporter de guerre français avec de bons contacts au sein de l’IRA, mais qui commence à en avoir marre de son métier, et se trouve déjà vieux à 35 ans.

Bref, nous sommes à un tournant pour l’Irlande du Nord et pour les personnages. Gens du Nord a aussi été un tournant pour Perrine Leblanc, qui ne voit pas d’intérêt à écrire si ses personnages, ainsi qu’elle-même, n’ont pas été transformés à la fin du récit.

L’écrivaine, dont les deux grands-mères étaient irlandaises, a consacré cinq ans de sa vie à Gens du Nord, en allant sur le terrain dans des séjours marquants en Irlande et à Paris, à se documenter et même à interroger un agent des services secrets retraité.

« Pour passer cinq ans avec un sujet, il faut que ce sujet ait tout à m’apprendre ou presque », explique-t-elle. Je n’aurais jamais pu, il y a huit ans, donner une conférence à l’Université Queen’s de Belfast sur le thème des frontières dans mon œuvre devant des profs. J’ai fait ça l’an dernier, en virtuel. Je me suis formée intellectuellement. Mais mon travail est essentiellement celui d’une romancière, ce qui me donne une liberté que d’autres n’ont pas. »

Si les tensions se sont un peu apaisées en Irlande, Perrine Leblanc a pu constater sur place à quel point la paix est quelque chose de fragile. « On n’a qu’à regarder le Brexit, note-t-elle. L’une des conditions des accords de paix était que la frontière entre le nord et le sud de l’Irlande serait tranquille. Pour l’avoir traversée avant le Brexit, je peux te dire que c’était très simple. Mais avec le Brexit, la frontière ne sépare plus seulement une province du Royaume-Uni, elle sépare le Royaume-Uni de l’Europe. »

« Pour les Nord-Irlandais, les accords de paix, c’est un fucking big deal, c’est très important dans leurs vies. Et le Brexit vient fragiliser ça. »

– Perrine Leblanc

Elle rappelle que la guerre est un accélérateur de l’histoire. « Mais c’est aussi un élément de récit qui est extrêmement riche, et qui génère une transformation des personnages. Moi aussi, j’ai changé. La recherche, le repérage et l’écriture de ce roman m’ont complètement transformée. Dans mon rapport à la langue et à ma phrase aussi. J’ai beaucoup moins de patience avec les artifices dans l’écriture. Il y a un désir de vérité, de justesse et de sobriété qui me vient de mon expérience et de mon déménagement en Gaspésie. Je n’aurais pas pu raconter Gens du Nord dans une langue lyrique ou hyper poétique. Il est quand même question de guerre, d’amour et d’espionnage… »

Il y a en effet quelque chose de coupant, de rugueux, et même de baveux dans la narration de ce roman, qui en fait finalement mon livre préféré de Perrine Leblanc. Sans oublier un certain suspense créé par les évènements, ce qui rappelle que nous sommes toujours, d’une certaine façon, emportés par le tourbillon de l’histoire.

« Au fond, c’est toujours l’histoire des géants qui essaient de phagocyter les plus petits. La difficulté des petits peuples qui ont envie d’exister, mais qui sont plus petits que leurs voisins. Comme l’Irlande du Nord. Comme l’Ukraine. »


Gens du Nord

Perrine Leblanc

Gallimard

184 pages


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