Chokola

Discussion autour de la réalité des personnes adoptées

Au théâtre, les soirs de représentation se suivent, mais ne se ressemblent pas forcément. Fin mars, la pièce Chokola s’est terminée dans les larmes pour bien des spectateurs. Ces derniers, des personnes adoptées ou des parents adoptants, ont été fortement touchés par les propos du spectacle.

Après la représentation, une bonne quarantaine de personnes sont restées dans la petite salle de La Licorne pour assister à une discussion organisée par l’organisme L’Hybridé autour des différents défis que vivent les personnes adoptées à l’étranger.

Ce thème est au cœur de Chokola, de la jeune dramaturge et interprète Phara Thibault. Née en Haïti, cette dernière a été adoptée par une famille québécoise à l’âge de deux ans et demi et a grandi dans un petit village de la Beauce. Assez rapidement, la recherche de sa mère biologique et la quête de son identité de jeune femme noire ont pris beaucoup de place dans sa vie.

Même si elle a grandi entourée d’amour, la maladresse et les microagressions involontaires de ses parents adoptifs ont laissé des marques sur la jeune femme. Une réalité dans laquelle se sont reconnues plusieurs des personnes adoptées qui ont pris la parole lors de la discussion qui s’est prolongée au-delà de 45 minutes.

« Ce qui fait la différence [entre les personnes de race noire et les personnes adoptées racisées], c’est que les microagressions se poursuivaient à la maison. »

— Une spectatrice de Chokola durant la discussion post-représentation

Phara Thibault prend la balle au bond : « Ma mère a toujours banalisé le racisme que je vivais. Comme elle ne m’a jamais appris ce qu’est le racisme, je l’ai longtemps accepté. »

« Je ne peux pas être raciste parce que je t’aime. » « Sois reconnaissante, car je t’ai adoptée. » « Tu es chanceuse d’être au Québec et d’avoir été sauvée de la pauvreté… » Pareilles phrases ont été le lot de certaines personnes qui ont témoigné pendant la discussion. Justine Boulanger, présidente de L’Hybridé, animatrice de la discussion et elle-même personne adoptée, ajoute : « La société nous rappelle toujours qu’on a été sauvés. Il y a encore une idée tenace du Blanc sauveur. » « Si mon pays n’est pas capable de s’occuper de ses enfants, il y a une raison et il faudrait l’expliquer, estime Phara Thibault. Il faudrait aborder les injustices sociales qui expliquent cette pauvreté. »

Chez Lochin Brouillard, enseignante d’origine chinoise qui a été adoptée par une famille québécoise à l’âge de 8 mois, la pièce a trouvé une forte résonance, même si elle estime que chaque personne adoptée possède un récit qui lui est propre. « Il y a des questions universelles, notamment sur nos origines, sur les pourquoi de notre adoption, sur notre mère biologique : est-ce qu’elle pense à moi ? Est-ce que je lui ressemble ? Pourquoi m’a-t-elle abandonnée ? L’histoire n’est pas toujours aussi simple que celle qu’on nous raconte. Nous nous demandons tous ce que nous serions devenus si nous étions restés dans notre pays d’origine. »

Justine Boulanger s’est aussi reconnue dans certains passages de la pièce, notamment celui où Phara Thibault rêve d’être une petite fille blonde aux yeux bleus. « Moi, quand j’étais jeune, je me promenais des journées entières avec un bas de nylon sur la tête pour faire semblant d’avoir les cheveux longs… » Les deux femmes ne sont pas de la même génération, mais leurs vies se font férocement écho.

Plusieurs personnes présentes ont aussi déclaré vivre un grand conflit de loyauté vis-à-vis de leur famille adoptive. La première question qui a été posée à Phara Thibault concernait d’ailleurs la réaction de celle qu’elle appelle sa « mère adopte-cœur » à la lecture de son texte.

La réponse de la dramaturge : « Elle a réussi à comprendre ce que j’ai internalisé toutes ces années. On est plus proches que jamais. »

De nombreuses questions ont aussi été soulevées sur la place des personnes adoptées dans la communauté. « Je n’appartiendrai jamais à 100 % à la société québécoise », déplore une spectatrice. « On me considère toujours comme une étrangère », ajoute Lochin Brouillard. Le malheur, c’est que les personnes adoptées ne se sentent pas davantage comprises par les gens de leur culture d’origine : « On me dit que je ne suis pas une vraie Noire parce que je ne parle pas créole », lance une autre femme.

Ce n’est peut-être que lorsqu’elles se retrouvent entre elles, comme ce soir-là à La Licorne, qu’un réel sentiment de solidarité se crée.

« Il y a beaucoup de solitude pour les personnes adoptées. Lorsqu’on est ensemble, il y a des questions qu’on peut se poser sans gêne. Si un inconnu me demande si j’ai retrouvé ma famille biologique, c’est intrusif. Mais pas si je suis avec d’autres personnes adoptées. »

— Lochin Brouillard, d’origine chinoise et adoptée par une famille québécoise à l’âge de 8 mois

Cette communauté de semblables, Phara Thibault ne l’avait jamais expérimentée avant cette discussion avec l’organisme L’Hybridé. « La discussion m’a permis de me sentir moins seule. On a souvent entendu les “parents sauveurs”, mais enfin nous avons pu parler. »

Chaque spectateur semble avoir tiré un bénéfice de cette discussion parfois difficile. Même les mères adoptantes qui étaient sur place. L’une d’elles a écrit à l’artiste après la représentation pour lui parler du « coup de poing dans le ventre » qu’elle a reçu parce qu’elle a décelé chez ses filles de 11 ans les mêmes besoins que ceux exprimés sur scène. Elle a choisi d’offrir à ses filles le livre de la pièce de théâtre.

Une autre mère a toutefois créé des remous dans l’assistance en déclarant qu’elle avait choisi d’adopter un enfant à l’étranger pour que ce soit plus compliqué pour lui de retrouver sa famille biologique…

Le commentaire a fait grincer des dents Lochin Brouillard. Mais la femme de 33 ans dit comprendre la réalité des parents adoptants. « Parfois, les parents adoptants ont un bagage, comme un historique d’infertilité qui leur a causé du malheur. Ce n’est pas facile pour eux de se faire confronter sur leurs décisions, surtout que ces dernières ont d’immenses conséquences sur nous. Personne n’aime se faire dire qu’il est un mauvais parent. »

Phara Thibault espère de son côté que l’adoption internationale soit mieux encadrée. « Pas dans le choix des parents, mais dans le suivi qui est fait. Les parents doivent être informés de leurs biais raciaux pour prendre vraiment soin d’un enfant déraciné. Être adopté, c’est violent. Un enfant adopté est un enfant en peine d’amour d’une terre et d’une langue. Il y a encore beaucoup d’éducation à faire. »

Chokola

Texte de Phara Thibault. Mise en scène de Marie-Ève Milot. Avec Lise Martin et Phara Thibault.

À La Licorne

Jusqu'au 15 avril

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