Opinion

La mainmise du privé sur le développement urbain

Dans une sortie dissonante contre la Ville de Montréal, trois promoteurs immobiliers dénoncent la vision de l’administration Plante pour le secteur Bridge-Bonaventure. L’objet du conflit : la densité et les hauteurs permises.

Selon Devimco, Mach et Coprim, la vision passéiste de la Ville, digne du XXsiècle, n’apporterait aucune réponse aux changements climatiques, à l’étalement urbain ni à la crise du logement. Elle serait contraire aux intérêts de la population, qui devra financer à même ses taxes un « projet sous-développé » sans pouvoir compter sur les capitaux privés et l’expertise des promoteurs immobiliers.

Ce coup de gueule de promoteurs scandalisés que la Ville ne leur déroule pas le tapis rouge révèle au grand jour leur prétention à vouloir régner en maîtres sur le développement de la ville et de ses quartiers.

Mais s’il y a une vision passéiste, c’est bien cette propension des promoteurs à agir comme si le développement urbain leur appartenait ! L’aménagement est une responsabilité publique qui doit se définir avec et pour celles et ceux qui y vivent, s’y déplacent, y travaillent au quotidien. En aucun cas, les promoteurs ne peuvent prétendre représenter les intérêts de la population.

Serge Goulet, du groupe Devimco, réclame dans les médias un « débat de fond sur la manière qu’a la Ville de travailler avec le privé ». Sur ce dernier point au moins, nous serons d’accord avec lui. Et ce débat est urgent.

L’objectif premier des promoteurs immobiliers : le rendement

Bâillonnés les promoteurs, vraiment ? Nous ne sommes plus dans l’ère – pas si lointaine – où les projets de tour à condos se négociaient derrière des portes closes. Aujourd’hui, les processus de consultations citoyennes sont largement répandus. Les promoteurs détiennent néanmoins de larges tribunes et surtout un immense pouvoir sur le développement immobilier. Dans le contexte de spéculation et de financiarisation du marché de l’habitation, et avec le manque de leviers des pouvoirs publics, la Ville dépend des promoteurs et de leurs capitaux pour le développement urbain. Elle leur en délègue des pans entiers de réalisation, tout en négociant des retombées en échange de zonages et usages permissifs.

Faut-il vraiment rappeler ici que les promoteurs raisonnent d’abord et avant tout en termes de rentabilité financière ? Les projets résidentiels de grande densité sont concentrés dans les mains d’un petit nombre de promoteurs immobiliers, qui disposent d’importants capitaux grâce aux fonds d’investissement.

L’objectif premier de leurs tours en hauteur n’est pas d’assurer à tous et à toutes un toit sur la tête, ni de répondre aux besoins cruciaux et urgents de la population, ni de penser la ville à échelle humaine. C’est d’atteindre des rendements les plus enviables possible pour les investisseurs de leurs sociétés en commandite.

Leurs incessantes menaces de retirer leurs billes si on ne leur donne pas entière satisfaction dévoile par ailleurs la faiblesse de leur attachement aux quartiers en développement.

L’enjeu est de taille : celui de la capacité des Montréalaises et des Montréalais à se loger ! Nous dénonçons depuis longtemps que le logement n’est plus un droit, mais bien une marchandise. Il est devenu source d’accumulation et de spéculation financière pour les banques et les investisseurs.

Oui, un débat s’impose, qui devra aussi remettre en question la responsabilité sociale des fonds d’investissement, incluant les fonds syndicaux.

Griffintown 2.0 ? Plus jamais !

En quoi les développements promus par ces promoteurs répondent-ils aux objectifs de logements réellement abordables, de rétention des familles et de résilience climatique dans la région métropolitaine ?

Avec ses tours de condominiums de 6 à 20 étages et un maigre pourcentage de logements sociaux, le développement de Griffintown a plutôt accentué la crise pour les mal-logés et exacerbé la gentrification des quartiers centraux.

Malgré les efforts municipaux pour rattraper le manque initial de planification, on retiendra de ce quartier laissé aux mains des promoteurs – avec Devimco aux premières loges – le prix exorbitant des unités unifamiliales, la multiplication des condos de petite taille, le déficit d’infrastructures publiques et collectives, la rareté du locatif abordable et la croissance des locations à court terme sur les plateformes comme Airbnb. Une étude de la SCHL1 nous apprend que pendant la pandémie, c’est à Griffintown que l’on a observé la plus forte progression de transactions dues au départ de ménages vers la banlieue. Pour la rétention des familles en ville, on repassera...

C’est pourtant ce même mode de développement que Devimco et d’autres promoteurs comptent étendre dans Pointe-Saint-Charles au bassin Peel et sur le site actuel de Transport Ray-Mont, ainsi qu’à Ville-Marie sur la Pointe-du-Moulin et la Cité-du-Havre. Ils revendiquent mur à mur du développement de hautes tours résidentielles et à bureaux, considérant comme nuisibles (et passéistes ?) des entreprises, dont l’emblématique minoterie Five Roses, pourtant bien établies et essentielles à la vitalité économique de Montréal et au cœur de notre patrimoine. La municipalité, tout comme nous, devrait dire « plus jamais » ! Même avec une meilleure planification en amont, une densification avec des tours de condominiums hors de prix ne répondra pas à la crise du logement.

Densifions la ville, oui, mais à échelle humaine, avec une réelle cohabitation des usages, des logements locatifs accessibles et des milieux de vie de qualité.

Alerte aux décideurs publics : préservons les terrains publics hors du marché spéculatif !

Trop souvent, nous avons joué dans ce mauvais film où des consultations sur une vision d’avenir d’un secteur de Montréal se transforment en négociation et en rapport de force à partir de projets privés. Loin d’être bâillonnés, les promoteurs sont assis à la table de concertation mise sur pied par la Ville de Montréal, incluant Serge Goulet à titre de propriétaire foncier. Sa société s’est tout récemment portée acquéreur de terrains privés dans le secteur Bridge-Bonaventure, et il multiplie les opérations de lobbying pour mettre la main sur les terrains publics du secteur.

Pourquoi les pouvoirs publics ne gèlent-ils pas les transactions immobilières pendant les exercices de planification ? Cela éviterait les poussées spéculatives et l’influence indue des promoteurs. Et cela permettrait que les développements privés soient encadrés par une vision et des règlements d’urbanisme, plutôt que ceux-ci soient élaborés selon les projets des promoteurs.

La maîtrise du foncier est la clé pour orienter le développement urbain. Et au bassin Peel, il reste encore de vastes terrains publics appartenant à la Société immobilière du Canada et à Loto-Québec. Nous en appelons, et vite, à la concertation entre les trois ordres de gouvernement et à une réelle volonté politique d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Utilisons-les pour des milieux de vie avec des coopératives d’habitation et autres logements locatifs hors du marché privé, des parcs, des espaces verts, des commerces de proximité et des infrastructures publiques de qualité. En réponse aux besoins urgents et aux aspirations des citoyennes et des citoyens, et non pas pour répondre aux intérêts de promoteurs.

1. Lisez l’étude de la SCHL

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