Opinion

Pour un pôle québécois en analyse du risque politique

Coup d’État en Birmanie, instabilité politique au Sahel, tensions diplomatiques avec la Chine et batailles géopolitiques dans le cyberespace : à lire l’actualité internationale, les risques politiques sont omniprésents. Le sociologue allemand Ulrich Beck considérait à juste titre, dès les années 1980, que nous sommes entrés dans une « société du risque ».

Il est vrai que nous observons depuis des décennies des crises systémiques qui sont ancrées dans le politique : chocs pétroliers, attentats djihadistes, catastrophes écologiques, crises financières et pandémie mondiale… Les exemples ne manquent pas. Les risques politiques ou encore géopolitiques traduisent l’existence de menaces et de dangers associés à la modernité et à la mondialisation avancées. Il y a un besoin croissant d’analyser ces risques pour mieux les anticiper et s’en prémunir.

Car les risques politiques affectent non seulement les entreprises, mais également les décideurs publics et les simples citoyens : ici, un fleuron national qui se trouve mêlé à des affaires de corruption dans un régime autoritaire ; là, un gouvernement qui voit ses priorités bouleversées par l’élection d’un dirigeant populiste dans le pays voisin ; plus loin encore, une famille dont la fille est prise en otage par un groupe terroriste ou dont le père est emprisonné par un gouvernement étranger et qui l’utilise comme monnaie d’échange.

En même temps, penser à travers la lorgnette des risques est problématique si celle-ci nous amène à voir le monde sous un angle strictement pessimiste ou paranoïaque. Appelant à la prudence, le risque ne doit pas être un motif d’immobilisme ou de sur-réaction : une entreprise doit mettre en équilibre le risque d’un changement réglementaire avec la possibilité de profits.

Allier science et pratique

Plusieurs cabinets se sont développés au cours des dernières décennies pour conseiller une gamme variée d’acteurs, surtout dans les milieux gouvernementaux et d’affaires. La plupart, comme Eurasia Group ou Oxford Analytica, sont tout à fait légitimes ; d’autres, comme Cambridge Analytica, sont carrément douteux. Mais dans un cas comme dans l’autre, les analystes de risque sont souvent peu au fait des débats théoriques et des avancées empiriques de la science politique.

Les politologues ont pourtant développé des outils théoriques et des méthodes d’enquête qui permettent d’identifier, d’anticiper et parfois même de mesurer les risques politiques.

Outre-Atlantique, des cabinets-conseils, des banques et des compagnies d’assurance intègrent la science politique avec d’autres disciplines afin d’accompagner des acteurs du secteur public et privé dans leurs décisions. Au Québec et au Canada, de rares institutions ont compris l’intérêt de s’adjoindre des politologues pour analyser les risques politiques et ainsi sécuriser leurs investissements ou leurs prêts. C’est le cas de la Caisse de dépôt et placement du Québec et d’Exportation et développement Canada.

Malgré un éveil grandissant quant à l’expertise utile des politologues, leur contribution aux milieux décisionnels reste, selon nous, sous-exploitée.

Une grappe québécoise du risque politique

Quelques initiatives visant à développer l’expertise en analyse du risque politique existent dans le milieu universitaire québécois, au département de science politique de l’Université Laval, au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal et à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Ces institutions d’enseignement et de recherche offrent des cours et des écoles d’été sur les risques géopolitiques.

Les compétences se développent, les débouchés professionnels aussi, mais il manque une structuration du secteur du risque politique qui associerait la recherche scientifique, les praticiens de l’analyse de risque politique et les milieux décisionnels.

Il y a une occasion à saisir. Dans une enquête d’opinion récente, le cabinet-conseil EY révèle que les dirigeants d’affaires considèrent que les risques politiques ont un impact grandissant sur les activités commerciales et économiques. Une grappe québécoise dans ce domaine permettrait de mieux répondre à ce besoin. Ceux-ci seraient ainsi plus à même d’atténuer les impacts des risques liés à l’intelligence artificielle, aux problèmes environnementaux, aux enjeux sanitaires, à la radicalisation et à la polarisation sociale, aux conflits multidimensionnels entre grandes puissances et à une pléthore d’autres phénomènes sociopolitiques de par le monde.

La formation d’une telle grappe serait à la fois une source de débouchés professionnels, un positionnement dans un marché émergent et une contribution à l’économie québécoise. Elle serait également une forme d’assurance quant à notre capacité à anticiper les risques politiques actuels et en gestation sur des bases scientifiques, rigoureuses et éthiques et à s’en prémunir.

* Les auteurs ont codirigé L’analyse du risque politique aux Presses de l’Université de Montréal.

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