Sites illégaux de jeu en ligne

De dangereuses montagnes russes

Sans dette, sans antécédent dépressif connu, un jeune homme de 26 ans a mis fin à ses jours après avoir gagné, puis perdu en moins de 24 heures, plus de 100 000 $ sur un site de jeu en ligne établi à l’étranger, a appris La Presse. Un proche demande l’interdiction de ces plateformes illégales au Québec, qui font vivre des montagnes russes aux joueurs.

En février 2022, Jacques (prénom fictif) a annoncé à des proches avoir remporté plus de 100 000 $ en moins d’une semaine en jouant au poker en ligne.

Un de ses appareils électroniques consultés ultérieurement par un parent « a révélé [qu’il] avait effectivement remporté la somme annoncée et qu’après, il a continué à jouer », indique le rapport de coroner.

Le soir de sa mort, l’homme avait fait « des mises substantielles, dont au moins une mise de quelques dizaines de milliers de dollars, avant de perdre les gains qu’il avait accumulés », relate la coroner. « Le même jour vers 20 h, à même ses gains, il ne lui restait qu’une somme inférieure à 10 $. »

Le corps de l’homme a été trouvé à son domicile deux jours plus tard. La mort « est vraisemblablement survenu[e] » le jour où il a perdu tous ses gains, conclut la coroner Marie-Pierre Charland dans un rapport d’enquête très sobre, qui ne formule pas de recommandations. « Souvent, dans les dossiers, on aimerait dénoncer la tristesse de la situation, mais pour émettre des recommandations, il faut vraiment qu’on ait un destinataire spécifique. Je ne peux pas dire à la population en général : “Soyez prudents dans telles circonstances” », nous a expliqué Me Charland.

Des gains qui ne sont pas versés immédiatement

Le site de jeu en ligne avait indiqué au joueur que ses gains ne lui seraient pas versés en entier sur-le-champ, mais seulement au rythme de « 2500 $ US par semaine », nous a expliqué un proche, qui a demandé de ne pas être nommé.

« Il n’aimait pas ça, il ne voulait pas laisser son argent là. S’il avait pu le retirer, il l’aurait fait. Je pense que c’est ce qui a été le déclencheur, raconte cette personne. L’entreprise qui fait ça ne veut pas payer les gagnants : elle sait bien qu’il y a de fortes chances que les personnes rejouent et perdent. »

Ottawa devrait bloquer l’accès aux sites de jeu étrangers, réclame ce proche.

« Un site qui te permet de jouer et ne te paye pas tout de suite, de mon point de vue, ça ne devrait pas être toléré. On ne devrait pas leur permettre de venir chercher des clients au Canada. »

— Un proche qui a demandé l’anonymat

Le site où le joueur québécois aurait perdu ses gains en quelques heures n’avait pas encore répondu à nos questions au moment de l’envoi de ce texte.

Au Québec, seul lotoquebec.com est entièrement légal. Les autres sites de jeux de hasard et d’argent sont considérés comme illégaux. De nombreux joueurs, dont un homme qui avait gagné 75 000 $, se sont plaints de difficultés à se faire payer par de tels sites, a rapporté l’émission La facture l’automne dernier.

Pas de signes avant-coureurs

La fin du joueur est d’autant plus troublante que celui-ci ne présentait pas de signes avant-coureurs. « Je n’ai trouvé au dossier médical […] aucun antécédent pertinent pour comprendre le décès. Selon un de ses parents, [il] n’était aucunement dépressif. Aucun propos suicidaire ni lettre de suicide n’a été trouvé », écrit la coroner.

Le vingtenaire avait « un très bon emploi », n’avait aucune dette de jeu et ne s’absentait pas du travail, souligne son proche. Si le jeu avait toujours fait partie de sa vie adulte, il y consacrait seulement son budget de loisir.

« C’est vraiment un geste soudain. Il y a de quoi qui a déclenché quelque chose, il y a vraiment eu un tilt. »

— Un proche qui a demandé l’anonymat

Les analyses toxicologiques n’ont pas décelé de trace de drogue ou médicaments. En revanche, l’alcoolémie était de 202 mg/dl (0,20), deux fois et demie la limite permise pour la conduite automobile (0,08). « Il est connu qu’une alcoolémie de 202 mg/dl peut provoquer une instabilité émotionnelle, une diminution des inhibitions et une perte de jugement critique », note la coroner.

« Merci à vous d’en parler, parce que c’est une histoire de souffrance d’un individu par une dépendance à un jeu, et souvent, quand les gens en arrivent à commettre un suicide, il y a comme un malaise de parler d’une souffrance », a souligné Me Charland en entrevue téléphonique. « Le fait que vous en parliez, vous contribuez à ouvrir les horizons des gens, et peut-être à prévenir des situations semblables. »

Jeu « préjudiciable »

L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) ne commente pas les cas particuliers. « C’est documenté qu’un gros gain va favoriser l’ancrage, le goût de revivre cette expérience parce que ça crée une stimulation énorme, un peu comme une drogue », rappelle toutefois Élisabeth Papineau, conseillère scientifique spécialisée en jeux de hasard et d’argent à l’INSPQ.

La définition du jeu préjudiciable n’inclut pas seulement le fait d’y consacrer trop d’argent, mais aussi trop de temps ou de pensées. « Même si vous avez les ressources financières, vous allez avoir une relation problématique avec le jeu qui va déteindre sur votre qualité de vie. »

Les opérateurs de sites logés à l’extérieur du pays « peuvent avoir des pratiques très douteuses » sur lesquelles « on n’a aucune juridiction », rappelle Sylvia Kairouz, titulaire de la Chaire de recherche sur l’étude du jeu de l’Université Concordia. « Aucune sécurité n’est assurée aux joueurs. »

L’omniprésence du jeu en ligne et le matraquage publicitaire dont il fait l’objet rendent l’expérience plus prenante, notent les deux chercheuses. « Un joueur m’a déjà dit : “Je promène mon casino dans ma poche” », illustre Mme Kairouz.

Pas de blocage en vue

Interrogé sur l’idée de bloquer les sites de jeu étrangers, le cabinet du ministre fédéral de la Justice nous a dirigée vers le Ministère. Les jeux de hasard sont réglementés « par les gouvernements provinciaux et territoriaux conformément au Code criminel », a simplement rappelé celui-ci.

« La législation fédérale ne permet pas de bloquer l’accès aux sites des opérateurs qui ne sont pas autorisés », a fait valoir le cabinet du ministre québécois des Finances, Eric Girard.

Québec avait adopté une disposition pour obliger les fournisseurs de services internet à bloquer l’accès aux sites considérés comme illégaux, mais la Cour d’appel l’a invalidée pour la deuxième fois en 2021.

Les efforts se poursuivent pour « limiter l’accès aux sites illégaux, renforcer le positionnement de la société d’État comme unique opérateur de jeu en ligne responsable [et] réduire la présence de publicités », indique-t-on à Québec.

Le blocage étant « presque impossible », il faudrait plutôt « donner des licences avec des conditions très claires et strictes » en matière d’éthique et de jeu responsable, suggère Mme Kairouz. « Si on offre des licences, un certain nombre de grands opérateurs vont se conformer à ce que nous considérons comme un environnement sécuritaire », estime la chercheuse.

Les clients de Loto-Québec peuvent retirer leur gain total, « peu importe le montant », indique la société d’État.

— Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

Besoin d’aide ?

Si vous avez besoin de soutien, si vous avez des idées suicidaires ou si vous êtes inquiet pour un de vos proches, appelez le 1 866 APPELLE (1 866 277-3553). Un intervenant en prévention du suicide est disponible pour vous 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

20 %

Proportion des Québécois qui jouaient à des jeux de hasard et d’argent en ligne en avril 2022. Leur popularité, constatée un an plus tôt en pleine pandémie, s’est donc maintenue.

Source : Institut national de santé publique du Québec (INSPQ)

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