Opinion

Plier le genou

Cette lettre s’adresse au médecin, mais surtout au joueur de la NFL, Laurent Duvernay-Tardif.

Nous ne nous connaissons pas, mais comme tout le monde au Québec j’ai suivi avec enthousiasme et fierté votre parcours jusqu’à la victoire au Super Bowl. Je ne suis pas une fan de football mais j’aime bien les compétitions sportives, et surtout le talent. Qui plus est, lorsque celui-ci est incarné par une personne intelligente, cultivée. Un scientifique doublé d’un amateur d’art.

C’était, me semble-t-il, il y a bien longtemps, tant les temps et le monde ont changé, depuis ce 13 mars où l’état d’urgence a été décrété. Mais voici qu’au pire de la crise, vous prêtez votre voix à des annonces apaisantes de santé publique, nous enjoignant de demeurer à la maison, question de faire notre part, et puis, voilà qu’en votre qualité de médecin vous répondez présent à la demande de renfort du premier ministre François Legault. Pas de doute. Vous êtes… presque… parfait ! Oui presque…

En effet, quelle déception, au lendemain de votre victoire au Super Bowl, de lire que vous iriez à la Maison-Blanche si l’équipe y était invitée : « Je ne suis jamais allé à Washington, si l’équipe y va, j’y vais. Je pense que ça sera intéressant. C’est comme pour le football, je n’approuve pas tout ce qui se passe, côté politique dans la NFL, mais ce qui est important, c’est d’accepter le moment et de se forger sa propre opinion. »

Je ne peux qu’espérer que votre opinion ait continué à se forger et qu’elle a évolué.

Quand cette annonce de votre visite probable à la Maison-Blanche a été faite, j’ai voulu vous écrire, je voulais trouver les mots justes pour vous toucher, sans vous braquer, ni vous ni vos admirateurs et admiratrices. Puis, ce n’était plus le moment, coronavirus oblige. Mais voici que George Floyd meurt étouffé par le genou d’un policier blanc. Quelle ironie, ce genou ! Et depuis plus d’une semaine une colère historique gronde avec raison aux quatre coins des États-Unis, un pays qui s’est construit sur le racisme, la discrimination, l’exploitation, l’humiliation. Un pays encore aujourd’hui gangrené par le racisme, malgré le mouvement des droits civiques et ses victoires. Un pays aujourd’hui dirigé par Donald Trump, le résidant, l’hôte, de la Maison-Blanche. Ce n’est pas banal, ce n’est pas une anecdote.

En 2018, Amnistie internationale a remis son prix Ambassadeur de conscience, rendant hommage à l’esprit militant et au courage exceptionnel, à nul autre que Colin Kaepernick.

En s’agenouillant lors de l’hymne national américain, ce joueur de football est devenu un symbole de la lutte contre le racisme et les violences policières. C’est un athlète reconnu, qui a refusé d’ignorer ou d’accepter la discrimination raciale.

À l’instar des ambassadeurs de conscience qui l’ont précédé et qui l’ont suivi, Colin Kaepernick a choisi de s’exprimer et d’inspirer d’autres personnes en faisant fi des risques professionnels et personnels. Il avait tout à perdre, et de fait, il a perdu. Aucune équipe de la NFL n’a depuis eu le courage de signer un contrat avec lui. L’engagement de Colin Kaepernick est d’autant plus remarquable qu’il s’est attiré les foudres des puissants. Il était pleinement conscient de ce risque. Il l’a assumé.

Dans votre cas, Laurent Duvernay-Tardif, vous n’avez rien à perdre, mais tout à donner. Peut-être que le Chiefs et les autres équipes ne voudront plus de vous parmi les leurs. Vous en serez triste, amèrement déçu. Nous aussi. Mais vous vous en remettrez rapidement, d’autant que vous continuerez à être adulé et à briller, à gagner extrêmement bien votre vie, à être privilégié parmi les privilégiés. Nous ne vous aimerons que davantage.

Vous avez dit à plusieurs reprises vouloir inspirer d’autres jeunes à poursuivre leurs études tout en pratiquant leur sport. Vous avez maintenant la chance de votre vie d’être une bien plus grande source d’inspiration, en marchant aux côtés de votre confrère Colin Kaepernick dont la Fondation œuvre à lutter contre l’oppression dans le monde grâce à l’éducation, et organise notamment des camps gratuits, « Connaissez vos droits », visant à éduquer les jeunes et à les rendre plus autonomes.

Lorsque des personnalités décident de prendre position en faveur des droits de la personne, elles donnent de la force à tant d’autres dans leurs luttes contre l’injustice.

S’exprimant au soir de la remise du prix Ambassadeur de conscience, Colin Kaepernick a tenu ces paroles : « Le fait de mettre un genou à terre traduit physiquement la remise en cause du bien-fondé de l’exclusion de certains des notions de liberté et de justice pour tous. Cette action est également ancrée dans la convergence de mes convictions morales et de mon amour pour les gens. »

Par ce geste audacieux, Colin Kaepernick a voulu dénoncer le nombre disproportionné de personnes noires tuées par la police et a déclenché un mouvement qui s’inscrit dans une longue tradition de manifestations non violentes pour les droits civiques ayant changé le cours de l’histoire.

Je vous invite à faire partie de l’histoire.

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