Les filles du Saint-Laurent

Quand le fleuve nous transporte

Les filles du Saint-Laurent
Texte de Rébecca Déraspe (appuyée d’Annick Lefebvre) Mise en scène par Alexia Bürger Avec Catherine Trudeau, Marie-Thérèse Fortin, Louise Laprade et sept autres interprètes Centre du Théâtre d’Aujourd’hui Jusqu’au 29 avril 8,5/10

Impossible de contenir le Saint-Laurent en entier dans une boîte de quelques mètres carrés ? C’est pourtant ce qui se passe au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, alors que le fleuve est le cœur et l’âme d’un spectacle d’une grande beauté, porté par un souffle qu’on croirait venu du large.

Pour Les filles du Saint-Laurent, la dramaturge Rébecca Déraspe (en collaboration avec Annick Lefebvre) a composé rien de moins qu’une symphonie maritime pour 10 voix. Ici, les destins de huit femmes et d’un homme sont bouleversés par le fleuve lui-même (interprété par Elkahna Talbi). Ou plus précisément par la découverte de cadavres recrachés par ce même fleuve.

De Coteau-du-Lac à Blanc-Sablon, de Rimouski à Grandes-Bergeronnes, ces cadavres gonflés d’eau salée agissent comme des électrochocs sur ceux qui les ont trouvés au hasard d’une course ou d’un baiser. Le ressac est inévitable. Il y aura un avant et un après pour Dora la journaliste, Lili l’étudiante délicieusement décalée, sa colocataire Charlotte, Mathilde qui se languit de ses enfants et toutes les autres.

Rébecca Déraspe a fait appel à toute l’effervescence de son écriture pour brosser des portraits pleins de tendresse de ces personnages à la dérive. L’humour est toujours à portée de réplique, mais jamais il n’éclipse les petits et les grands drames qui se jouent sur le bord de ce fleuve tantôt berçant et nourricier, tantôt fourbe et cruel. On le sent, l’autrice qui a grandi sur les rives du Saint-Laurent adore le fleuve autant qu’elle le craint...

À la mise en scène, Alexia Bürger réussit à nous mener en bateau avec rien de plus que des micros, quelques effets d’éclairage et du bruitage qui relève du génie. Sur cette scène nue, l’eau s’entend plus qu’elle ne se voit. Elle glougloute, elle clapote, elle pétille. Les glaces s’entrechoquent avec fracas. Ces bruits témoignent en doses homéopathiques de toutes les humeurs du Saint-Laurent.

Surtout, la metteuse en scène a su chorégraphier ce texte choral de telle façon que les interprètes se dévoilent au goutte-à-goutte à l’avant-scène avant de repartir dans l’ombre.

Le procédé pourrait sembler répétitif ; il est au contraire presque hypnotisant. C’est un véritable ballet qui se joue devant nous, rappelant le va-et-vient inlassable des marées.

Les 10 actrices (le féminin l’emporte ici sur le masculin, alors qu’Ariel Ifergan est le seul homme du groupe) portent avec une aisance remarquable ce texte qu’on dirait taillé précisément pour chacune d’elles. Aucune ne se distingue, car toutes sont excellentes. Il faudra donc toutes les nommer, car elles réussissent à nous émouvoir, à nous faire rire et à nous transporter sans fléchir pendant près de deux heures : Zoé Boudou, Annie Darisse, Marie-Thérèse Fortin, Louise Laprade, Gabrielle Lessard, Émilie Monnet, Elkahna Talbi, Catherine Trudeau et Tatiana Zinga Botao.

Et lorsqu’arrive la scène finale et que l’identité des cadavres est enfin dévoilée, l’eau jaillit sur scène pendant que des gouttelettes se forment au coin des yeux des spectateurs. Ce spectacle d’une grande humanité et d’une grâce indéniable méritait cette finale, touchante au possible. Un vrai baume pour l’âme.

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